[e-med] Chloroquine et trottinette, ou comment un article délirant s’est retrouvé dans un journal scientifique

Chloroquine et trottinette, ou comment un article délirant s’est retrouvé dans un journal scientifique
Une étude absurde de bout en bout a été publiée dans l'«Asian Journal of Medicine and Health» par quatre auteurs, dont un Lausannois, voulant prouver que ce journal n'est qu'une façade qui n'a de scientifique que le nom. Plongée dans l'escroquerie des revues dites prédatrices
Fabien Goubet Fabien Goubet
Publié mardi 18 août 2020 à 10:18

Quel rapport entre le coronavirus et une trottinette? A priori aucun, et pourtant. Parmi l’avalanche d’articles de recherche publiés chaque jour sur l’épidémie de Covid-19, une étude affirmait que la prise, à titre préventif, d’hydroxychloroquine (HCQ) et d’azithromycine était efficace pour éviter… les accidents de trottinette. Et aussi que l’usage massif de ce traitement dans la région de Marseille était associé à une moindre prévalence des accidents, comparé au reste de la France (!). «La combinaison HCQ et azithromycine devrait être utilisée pour prévenir les accidents de trottinettes dans le monde», et même «tous les problèmes du monde», s’amusent les auteurs farceurs. Des conclusions pour le moins loufoques pour une pseudo-étude qui annonçait la couleur dès son titre («SARS-CoV-2 was Unexpectedly Deadlier than Push-scooters: Could Hydroxychloroquine be the Unique Solution?» (ce qui signifie en français: «Le SARS-CoV-2 était contre toute attente plus mortel que les trottinettes: l’hydroxychloroquine pourrait-elle être la seule solution?»).

Lire aussi: Le coronavirus met les revues scientifiques sous pression

Tout cela aurait pu en rester là si le texte avait trouvé son origine sur les réseaux sociaux, terreau fertile des blagues et autres mèmes. Sauf que ces «travaux» sont parus dans une revue scientifique, certes méconnue, l'Asian Journal of Medicine and Health (l’étude a depuis été rétractée).
https://www.journalajmah.com/index.php/AJMAH/article/view/30232
Le résultat est une incroyable imposture destinée à démontrer l’escroquerie de ce titre et des autres faux journaux scientifiques.

Ce phénomène des revues dites «prédatrices» parasite la publication scientifique. Des escrocs font passer leur journal pour de véritables titres à comité de lecture, alors qu’il ne s’agit que de vitrines montées pour soutirer l’argent des auteurs, publiant au passage leurs travaux sans aucune vérification ni légitimité (et sans aucune relecture digne de ce nom, comme on va le voir). Pire, ces journaux sont parfois utilisés à des fins malhonnêtes pour donner un crédit scientifique à des opinions.

«Pif Gadget»
Mais revenons à nos trottinettes. Nul besoin d’être un expert en littérature médicale pour s’apercevoir que cet article n’était qu’un vaste canular. Il ne contient pas quelques blagues éparses: on a droit à un gag par ligne, comme dans Pif Gadget. Cela commence dès la présentation des auteurs, le premier se nommant «Willard Oodendijk» («Bite en bois» en néerlandais), affilié au «Belgian Institute of Technology and Education (BITE) [sic], sis à Couillet [sic], en Belgique». On trouve aussi «Didier Lembrouille» (un des personnages incarnés par l’humoriste Antoine de Caunes), «Otter F. Hantome» («auteur fantôme»), «Nemo Macron» (le nom du chien du président français, qui a même droit à sa citation, «waouf», en toutes lettres dans le texte) ou encore «Sylvano Trottinetta» ainsi que «l’université de Neuneuchâtel».

Capture d'écran de l'article en question
DR
Les expériences racontées sont tout aussi foldingues: l’une d’elles consiste à faire s’écraser contre un mur des volontaires chevauchant des trottinettes, en leur donnant ou non de l’hydroxychloroquine! Rien, absolument rien, n’est sérieux dans le texte dont on recommande chaudement la lecture – il est toujours disponible sur le site Research Gate.
https://www.researchgate.net/publication/343671758_SARS-CoV-2_was_Unexpectedly_Deadlier_than_Push-scooters_Could_Hydroxychloroquine_be_the_Unique_Solution
http://www.mimiryudo.com/blog/2020/08/le-meilleur-article-de-tous-les-temps/

Si cette imposture est aussi réussie, c’est notamment parce qu’elle porte à la fois sur le fond et la forme. Dans la forme, il s’agit d’une parodie de compte rendu scientifique tournant en ridicule les déclarations et les essais cliniques du professeur français Didier Raoult, promoteur de l’hydroxychloroquine comme traitement du Covid-19, lequel avait déclaré en avril que «le coronavirus ferait moins de morts que les accidents de trottinette».

Chaise Ikea
Dans le fond, le texte a été soumis, donc, à cet Asian Journal of Medicine and Health, soupçonné d’être une revue prédatrice. «Il nous a suffi d’envoyer notre texte, de payer 55 dollars, et notre article a été validé sans grande difficulté», raconte le biochimiste lausannois Mathieu Rebeaud, un des (vrais) auteurs du canular. L’équipe a certes reçu quelques messages par e-mail, mais aucun relecteur n’a relevé la moindre supercherie. «On nous a demandé de traduire en anglais une légende de figure qui était en français», poursuit le chercheur, qui dit avoir répondu aux requêtes avec encore plus d’absurdités. A une requête demandant de préciser le lieu de l’étude, ils répondirent: «depuis des chaises de bureau (Ikea)». Acceptée, la mention figure dans la version finale. C’est à se demander si ces relecteurs existent bel et bien.

Le choix de l’Asian Journal of Medicine and Health n’est pas un hasard. En juillet, ce journal avait publié une étude signée par des membres du collectif français «Laissons les médecins prescrire», qui milite pour l’autorisation d’auto-prescription de l’HCQ dans le cas du Covid-19. La rigueur des travaux – qui concluaient à une efficacité de ce médicament dans le cas du Covid-19 – avait rapidement été mise en doute, ce qui avait donné lieu à de vifs débats dans les médias et sur les réseaux sociaux. Les auteurs avaient-ils volontairement soumis leur brouillon à cette revue, et ce afin de s’assurer d’une aura scientifique appuyant leur étude? «Nous avons pris les auteurs au mot en démontrant par l’absurde que l’on peut écrire n’importe quoi dans cette revue», déclare Mathieu Rebeaud, qui dit être encore surpris de la facilité avec laquelle l’article a été publié.

«Ces revues représentent un danger car elles donnent un crédit scientifique à des travaux qui ne seraient autrement jamais publiés dans des revues sérieuses», s’inquiète-t-il. En attendant, le business de Sciencedomain International, le groupe qui possède l'Asian Journal of Medicine and Health, ne connaît pas la crise: il détient une centaine de revues, chacune facturant entre 15 et 200 dollars chaque publication.

pour en savoir plus
COVID-19 : conseils pour choisir une revue pour l'article AZI/HCQ co-signé par Mme la députée Martine Wonner
https://www.redactionmedicale.fr/2020/07/covid-19-suggestions-de-revues-pour-larticle-princeps-de-mme-la-députée-martine-wonner.html