DALEU, le 8 juin (IRIN) - Dans le centre de santé mis à sac pendant la guerre, un peu à l'écart du village, ils sont plus d'une centaine à attendre patiemment, en file indienne, que l'équipe médicale d'urgence s'installe et que la sensibilisation au VIH/SIDA démarre.
Le rituel est immuable : les médecins ne consulteront pas tant que Jeannot Lomi n'aura pas expliqué, en langue locale, ce que sont les infections sexuellement transmissibles (IST), le VIH et le sida. Il agite un pénis en bois, sur lequel il pose un préservatif. Personne ne rit, ni ne bronche.
"Avant, ils se cachaient derrière leurs mains et pouffaient, les soldats me faisaient taire. Mais maintenant, ils m'écoutent, ils acceptent de prendre les médicaments et les autorités ont été prévenues : ici, le problème, ce sont les IST", explique M. Lomi, un homme de 38 ans originaire de ce village d'un millier d'habitants, proche de la Guinée.
C'est l'organisation internationale Médecins sans frontières (MSF) qui l'a formé et qui l'appuie depuis janvier dans son travail de sensibilisation aux grandes pandémies qui sévissent dans les 10 villages sous sa responsabilité. Son aide est précieuse pour les médecins : il connaît la région, les patients, les maisons et leurs problèmes.
"Il détecte les cas de VIH et de tuberculose, il recherche ceux qui toussent, il les amène à la clinique et visite régulièrement les patients avec son vélo, ça nous permet de garder un oeil sur les malades et de ne pas passer à côté des autres", insiste le docteur Sami Tieugbleu, le chef d'équipe de la clinique mobile.
MSF a lancé ce projet en août 2003, dans dix sites ruraux particulièrement isolés et exposés : les véhicules tout-terrain, lourdement chargés de caisses de médicaments et de matériel d'analyse, se rendent une fois par semaine dans chacun des villages, où une équipe mixte, composée de médecins, de pédiatre, d'infirmiers et de pharmacien consulte toute la journée les patients venus en masse, quelque fois des pays voisins.
Tout a commencé quelques mois après l'arrivée de l'organisation médicale à l'hôpital de Danané, une ville contrôlée par la rébellion armée des Forces nouvelles depuis le déclenchement du conflit, en septembre 2002, et ses violentes secousses dans l'ouest, une région de turbulences qui longe le Liberia et la Guinée.
Là, à plus de 600 kilomètres au nord-ouest d'Abidjan, la capitale économique de la Côte d'Ivoire, l'insécurité était telle que les populations, terrorisées par des groupes indisciplinés de combattants libériens, ont eu le plus grand mal à se nourrir, à se déplacer et à se soigner.
La situation se normalise peu à peu, selon les élites locales, mais les signes de la crise politico-militaire aiguë que vit le pays sont toujours visibles : aussi riche soit-elle, la forêt ne nourrit plus les familles, les acheteurs de produits agricoles, café et cacao, ne viennent plus et le commerce illicite profite rarement aux paysans.
"Les soldats [18 vivent au village] sont moins méchants qu'avant, quand ils nous prenaient l'argent, la nourriture. Ils ont surtout beaucoup fatigué les femmes et les jeunes, ils ont tapé dur !", se souvient Pascal Glami, le chef de Daleu, un vieil homme qui pleure toujours son centre de santé et sa maternité dernier cri, avec couveuses pour prématurés.
<b> Les combattants ont tout emporté</b>
"Tout a été emporté par les rebelles : le matériel d'accouchement, les meubles, les couveuses, tout. Et l'infirmier et la sage-femme ont fui", poursuit Lansson Guei, le chef de canton, responsable de 10 villages, perdus dans les cacaoyers et la luxuriante forêt tropicale.
Le centre de santé rural, que les équipes de MSF investissent lors de la visite hebdomadaire à Daleu, est effectivement vide : les portes et les chaises ont disparu, la toiture s'envole, les bâtiments sont défraîchis et l'approvisionnement en eau est irrégulier, faute de pompe.
Un infirmier a pourtant pris fonction depuis peu. Il s'occupe à lui seul de 23 villages, mais il dispose de peu de médicaments, qu'il fait payer, contrairement à MSF qui soigne gratuitement les villageois.
"Avant leur arrivée, c'était grave, on n'avait aucun moyen d'évacuation, aucun soin pour les grossesses difficiles", raconte M. Glami. "Maintenant, le taux de mortalité a diminué, surtout pour les enfants, et MSF évacue ceux qui ont besoin d'aller à l'hôpital."
<table align="left" border="0" cellpadding="3" CellSpacing="3" width="180"><tr><td><img border="0" src="../images/2006694.jpg"></td></tr><tr><td><font SIZE="1"><b>Les véhicules tout-terrain partent de l'hôpital de Danané chaque matin</b></font></td></tr></table>
Avant la fin de la journée de consultations, une jeune fille atteinte de tuberculose et une enfant de deux ans, abandonnée par sa mère et ne pesant pas plus de sept kilos, seront évacuées vers les hôpitaux de Man et de Danané, des cas que Jeannot Lomi et les équipes de MSF rencontrent fréquemment.
"Avec la guerre, tout le monde est exposé à tout, ils vivent les uns sur les autres, boivent et mangent dans le même bol, le même plat", explique M. Lomi. "A chaque tournée, je trouve des cas de tuberculose, chaque fois je réexplique la transmission, je parle des IST, du VIH."
Il surveille aussi que les traitements anti-tuberculose et antirétroviraux, délivrés par les programmes nationaux, sont bien suivis par les patients. Ici, point de 'traitement court observé', préconisé par l'Organisation mondiale de la santé pour assister les personnes atteintes de tuberculose : les médicaments sont confiés au malade, qui ne doit sous aucun prétexte les oublier.
Selon l'agence des Nations Unies, les taux d'incidence de la tuberculose ont triplé depuis 1990 dans les pays où la prévalence du VIH est élevée, comme la Côte d'Ivoire, et continuent de progresser sur l'ensemble du continent africain à un rythme annuel de trois à quatre pour cent.
En période de guerre et d'insécurité, la situation s'aggrave : le programme national de tuberculose (et les traitements des patients) a été suspendu pendant trois ans, tandis que celui sur le VIH/SIDA n'a pas pu démarrer. Du coup, les épidémies ont flambé, alimentées par les comportements à risque provoqués par le manque de ressources et d'autorité.
<b>Des enfants anémiés, qui manquent de soins</b>
Résultat, les consultations des cliniques mobiles représentent la majeure partie du travail de MSF Hollande dans la région de Danané, selon Steve Dennis, le coordinateur du projet.
<table align="right" border="0" cellpadding="3" CellSpacing="3" width="180"><tr><td><img border="0" src="../images/2006696.jpg"></td></tr><tr><td><font SIZE="1"><b>Les patientes attendent que le chef d'équipe MSF les oriente vers les médecins</b></font></td></tr></table>
Les consultations en pédiatrie et en gynécologie attirent le plus de monde : les femmes, souvent très jeunes, souffrent d'IST et de complications urinaires, tandis que les bébés et les enfants sont souvent anémiés et atteints de paludisme, selon le personnel de santé.
Certains, à peine âgés de quelques mois, ont déjà subit plusieurs attaques palustres et de tuberculose, ce qui laisse suspecter des cas d'infection au VIH, le virus affaiblissant les défenses immunitaires de l'organisme, selon Lauren Cooney, responsable de MSF-Hollande à Abidjan.
"Le paludisme est la première cause de mortalité des enfants, à cause de l'anémie dont ils souffrent", explique-t-elle. "Si le paludisme devient récurrent, nous suspectons un VIH."
Mais à en croire Fabienne, une infirmière qui travaille pour MSF, le problème se double de l'incapacité des mères à s'occuper de leurs enfants. "Elles sont souvent très jeunes, elles ont leur premier enfant à 12 ou 15 ans et ne sont pas capables d'administrer les médicaments correctement."
Selon Jeannot Lomi, la plupart d'entre elles ne vit pas avec le père de l'enfant. "Les jeunes filles se livrent à la prostitution, par manque de moyens", constate-t-il. "Elles sont déscolarisées depuis la fermeture des écoles, elles traînent. Une jeune fille qui n'a rien, c'est facile d'aller avec elle. Et quand elles commencent, elles ne s'arrêtent plus, même quand elles ont des IST."
Les combattants sont montrés du doigt, eux qui abusent souvent de leurs pouvoirs lors des contrôles, mais aussi les hommes du village, qui refusent d'admettre leur responsabilité et la nécessité d'utiliser des préservatifs.
Odette a à peine 34 ans, des IST à répétition et déjà neuf enfants - le premier est né quand elle avait 12 ans, le dernier a cinq mois. Si elle a parcouru 15 kilomètres à pied dans la forêt pour rencontrer les équipes de MSF, c'est bien pour guérir et arrêter de procréer.
"Je prends des médicaments, mais les IST reviennent tout le temps. Nous, on ne connaît rien, on est bleu dans ça [on est novice en la matière]", explique-t-elle.
Sur place, devant l'infirmière, Odette avale l'intégralité du 'kit IST', préparé par MSF - 30 kits peuvent être distribués en deux jours par chaque clinique mobile. Après avoir assisté à la pose du préservatif, elle repart avec une boîte.
"C'est maintenant que je comprends", lance-t-elle, soulagée d'avoir pu trouver une solution. "Mon mari et moi, ça va bien, il va accepter !"