[e-med] Covid-19 : en Afrique, l’objectif de 70 % de vaccinés pose question

Covid-19 : en Afrique, l’objectif de 70 % de vaccinés pose question

L’objectif de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) de vacciner 70 % de la population mondiale contre le Covid-19 d’ici 2022 ne serait pas adapté à certaines réalités locales, plaident certains professionnels de santé africains.

Justine Brabant (Médiapart)

8 janvier 2022 à 11h23

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) l’a réaffirmé le 4 janvier <https://news.un.org/fr/story/2022/01/1111702&gt; : la vaccination de 70 % de la population mondiale contre le Covid-19 est « essentielle pour contrer Omicron ».

Sur le continent africain, où à peine 10 % de la population a effectué un schéma vaccinal complet, ce chiffre pose question. Malgré des campagnes nationales de sensibilisation, de nombreux pays d’Afrique subsaharienne (République démocratique du Congo, Éthiopie, Nigeria…) peinent à atteindre les 5 % de vaccinés.

Faut-il consacrer des dizaines de milliards d’euros supplémentaires pour espérer s’approcher un jour des 70 %, alors même que le Covid a fait, en comparaison d’autres continents et à l’exception de l’Afrique du Sud, relativement peu de morts en Afrique (230 000 à ce jour) ? La question est délicate – mêlant considérations sanitaires mais aussi éthiques, économiques et politiques.

Mediapart a demandé leur avis aux premiers concernés : des professionnels de santé du continent – médecins, épidémiologistes, responsables associatifs ou chargés de politiques publiques de santé. Plusieurs d’entre eux critiquent des objectifs « conçus au Nord » mais inadaptés, selon eux, à leurs réalités locales.

« Je participe à la campagne de vaccination [contre le Covid-19], mais cela ne m’empêche pas de le dire franchement : on en fait trop. Je pense que l’objectif de 70 % n’est pas pertinent pour nos pays », objecte ainsi Solange Koné, directrice de la Fédération nationale des organisations de santé en Côte d’Ivoire (Fenosci).

Pour plusieurs de ces professionnels, les moyens financiers et humains consacrés à la vaccination contre le Covid-19 paraissent démesurés ; pire, cette concentration des ressources affecterait négativement la prise en charge d’autres pathologies comme le paludisme, la tuberculose ou le VIH.

Craintes autour du paludisme, de la tuberculose et du VIH

« Nous l’avons toujours dit au ministre de la santé : ce qu’on fait contre le Covid-19, c’est très bien. Mais si le Covid ne nous tue pas, les autres maladies nous tueront. Nous sommes en train de mourir des autres maladies, parce que nous n’avons plus les mêmes services qu’avant pour les malades de la tuberculose, du paludisme, pour les cancers…, énumère Solange Koné. Le système de santé ivoirien ne doit pas fonctionner que pour le Covid. » Ce dernier a causé 727 décès en Côte d’Ivoire depuis le début de l’épidémie, selon les chiffres officiels.

Son organisation, la Fenosci, a mené une étude évaluant l’impact de l’épidémie de Covid-19 sur les services de santé maternelle et infantile ivoiriens. Elle démontre que durant les premiers mois de l’épidémie, le nombre de consultations en gynécologie-obstétrique et en pédiatrie a chuté d’environ 30 % dans les structures de santé d’Abidjan.

Au Niger, tout le monde se focalise sur le vaccin Covid, mais en attendant, c’est la catastrophe en termes d’épidémie de rougeole, de choléra et de situation nutritionnelle.

Natalie Roberts, directrice d’études au Crash
Elle craint désormais que les campagnes massives de vaccination ne continuent de mobiliser des ressources au détriment d’autres causes importantes. « Ces dernières années, nous étions sur des trajectoires positives dans la lutte contre le paludisme, la tuberculose, le VIH… Ces résultats importants risquent de reculer si on ne maintient pas les niveaux de surveillance, d’éducation, d’offre en rétroviraux, en antipaludiques... »

Ses craintes sont partagées par des médecins et chercheurs travaillant en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale. « Au Niger, tout le monde se focalise sur le vaccin Covid, mais en attendant, c’est la catastrophe en termes d’épidémie de rougeole, de choléra et de situation nutritionnelle. À l’est de la République démocratique du Congo, lorsque les vaccins Covid sont arrivés, les autorités ont commencé à parler de fermer les structures de santé le week-end pour pouvoir vacciner alors que, dans le même temps, il y avait Ebola, la rougeole et le choléra... », liste Natalie Roberts, directrice d’études au Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humanitaires (Crash) de Médecins sans frontières (MSF).

La représentante de l’OMS au Niger, Blanche Anya, souhaite toutefois nuancer ce constat. « Il y a effectivement eu un impact sur les services de santé. En 2020, je suis moi-même allé voir le ministre de la santé pour lui dire : “Cela fait trois mois que l’on se concentre sur la pandémie [de Covid], il va falloir recommencer à travailler sur le reste, sinon on va se retrouver avec une couverture vaccinale qui chute, des épidémies de partout, le paludisme, le VIH...” », relate-t-elle. Mais passé ces premiers mois, les autorités auraient réagi : « Depuis, des progrès ont été faits. Tout n’est pas parfait, mais la situation s’améliore. »

« Redonner le pouvoir aux pays »

Pour Natalie Roberts, l’objectif mondial de 70 % de vaccinés n’en reste pas moins critiquable. « Je pense qu’il n’est pas réaliste et n’a pas de sens », estime la directrice d’études au Crash, qui développe : « Ces vaccins sont très bons, ça n’est pas le problème. Ils sont utiles contre les formes graves. Mais ils ne sont pas une solution miracle, comme on a pu le laisser croire, parce qu’ils n’empêchent pas la transmission. Il faut donc cibler les gens à vacciner et prioriser les ressources – en particulier sur le continent africain et dans les pays à faible revenu. »

Les vaccins doivent être accessibles et disponibles pour les personnes les plus à risque de faire des formes graves, mais ces catégories ne représentent certainement pas 70 % de la population des pays africains.

Yap Boum, responsable Afrique d’Épicentre
Plusieurs chercheurs et praticiens rattachés MSF partagent désormais ce diagnostic – même si le sujet fait toujours l’objet de débats internes. Yap Boum, directeur Afrique d’Épicentre (satellite de l’ONG dédié à l’épidémiologie), plussoie : « Les vaccins doivent être accessibles et disponibles pour les personnes les plus à risque de faire des formes graves, mais ces catégories ne représentent certainement pas 70 % de la population des pays africains. Cet objectif de l’OMS n’est pas suffisamment contextualisé. Il faudrait que chaque pays puisse déterminer ses priorités. »

« Il faut redonner le pouvoir aux pays, dire que c’est à eux de décider de leurs ciblages et de leurs priorités, et les soutenir dans ces choix. La logique qui prévaut pour les pays riches et les pays du Nord, qui ont été très affectés par la crise, avec beaucoup de décès, ne vaut pas forcément pour d’autres pays, et en particulier pas pour le continent africain », abonde Nathalie Ernoult, chercheuse à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et responsable du plaidoyer pour la campagne d’accès aux médicaments essentiels de MSF.

Le constat vaut également pour certains praticiens d’Afrique centrale. « Cet objectif n’est pas réaliste au regard de la situation en République démocratique du Congo », développe Dirk Shaka, médecin clinicien à Kinshasa. « Cela paraît compliqué de globaliser la riposte alors que les réalités dans chaque pays sont si différentes », poursuit le médecin, qui craint les effets possibles d’une obligation vaccinale : « Une obligation pourrait avoir des effets très contre-productifs dans l’opinion congolaise, déjà méfiante. Cela serait vecteur de résistances et suspicions. »

Refus d'un « double standard »

Tout en constatant eux aussi les risques liés à une trop grande focalisation sur le Covid, certains professionnels africains estiment tout de même que les objectifs de l’OMS ont des vertus.

« Je ne pense pas qu’il faille revoir l’objectif de 70 % à la baisse parce que l’Afrique est moins affectée sur le plan sanitaire. Se faire vacciner largement, c’est aussi réduire la vulnérabilité économique des pays africains », soutient Daouda Diouf, directeur de l’ONG Enda Santé, basée au Sénégal et active dans 12 pays d’Afrique de l’Ouest. « Être moins vaccinés, cela signifie aussi moins de circulation [de biens et de personnes], et en particulier moins de tourisme », les touristes étant susceptibles de bouder les pays au faible taux de vaccination de peur d’être infectés.

Lorsque le VIH explosait sur le continent, tout le monde considérait l’objectif de traiter 3 millions de personnes avant 2005 comme inatteignable.

Youssouphou Joseph Drabo, chef de médecine interne au CHU de Ouagadougou (Burkina Faso)
Surtout, il refuse ce qu’il perçoit comme un « double standard » : « Si certains spécialistes estiment qu’il est bon d’avoir 70 % de vaccination, je ne vois pas pourquoi on se contenterait de moins pour l’Afrique. »

Au Burkina Faso, qui compte 333 décès officiellement enregistrés et moins de 4 % de personnes entièrement vaccinées, « les gens ne se sentent pas très concernés », admet le professeur Youssouphou Joseph Drabo, chef du service de médecine interne au CHU Yalgado-Ouedraogo de Ouagadougou.

Mais l’OMS est dans son rôle en fixant des cibles ambitieuses, estime le chercheur spécialiste du diabète et du VIH. « Je me souviens, lorsque le VIH explosait sur le continent, tout le monde considérait l’objectif de traiter 3 millions de personnes avant 2005 comme inatteignable. Ça a pourtant permis de mobiliser des ressources humaines et financières, et cela a contribué à débloquer la situation. »

Un chiffre qui a valeur « d’incitation » davantage qu’une réalité sanitaire précise et atteignable : la représentante de l’OMS au Niger Blanche Anya assume. « Dans tous les domaines de santé publique, l’OMS établit des objectifs mondiaux. C’est bon qu’ils existent pour avoir des incitations, sinon nous allons tirer la couverture vaccinale mondiale vers le bas », estime-t-elle.

Toutes les personnes interrogées pour cet article ont été jointes par téléphone entre le 4 et le 7 janvier. Nous avons également sollicité par e-mail le bureau Afrique de l'OMS, qui ne nous a pas répondu.

L'analyse ne porte pas sur l'Afrique du Sud, dont la situation épidémiologique est très spécifique.