La Mauritanie malade des trafics de faux médicaments
01 MAI 2014
PAR IBOU BADIANE <http://blogs.mediapart.fr/blog/badiane>
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ritanie-malade-des-trafics-de-faux-medicaments
Des dizaines de tonnes de faux médicaments sont en circulation en
Mauritanie. Le pays est devenu l¹une des plaques tournantes de l¹Afrique
de l¹Ouest. Leur trafic prend aujourd¹hui des proportions inquiétantes et
engendre un problème de santé publique.
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Une enquête d' Ibou Badiane (La Nouvelle Expression, Mauritanie)
«Je n'achète plus de médicaments en Mauritanie. Même le paracétamol
mauritanien je n¹en veux plus », témoigne Mohamed Ould Razack, professeur
de philosophie dans un lycée de Nouakchott. Sa fille âgée de 6 ans,
atteinte de paludisme, a passé trois mois à l¹hôpital national de
Nouakchott sans que son état ne s¹améliore. «Il a suffit d'une semaine de
traitement dans une petite ville sénégalaise, et avec les mêmes
médicaments, pour que ma fille guérisse», assure-t-il.
Le faux médicament, selon les professionnels, est un médicament frelaté,
mal fabriqué, mal étiqueté, où il n¹y a pas de principe actif ou, à
l¹inverse, un principe actif en surdosage. Dans le meilleur des cas, ce
médicament n¹a aucune action, dans le pire des cas, il peut entraîner la
mort de son consommateur.
* Un secteur pêle-mêle
Après la libéralisation du secteur de la pharmacie en 1981, c¹est en août
1984 que s¹est ouverte la première pharmacie privée. Le secteur va surtout
connaître un essor à l'occasion de la loi 2004 qui permettait à tout
Mauritanien d¹ouvrir une pharmacie à condition qu¹il y ait un pharmacien
pour en être le responsable technique. C¹était alors une avancée et une
garantie, explique le Dr Hamoud Fadel Mohamed, directeur de la Pharmacie
et des Laboratoires (DPL). Mais malheureusement, la dérive a été
immédiate, reconnait-il. Beaucoup de monde s¹est rué sur ce secteur où
l¹enrichissement pouvait être très rapide, sans tenir compte des
impératifs sanitaires, ajoute-t-il.
Les faux médicaments ont progressivement envahi la Mauritanie et les
officines s¹approvisionnent de plus en plus souvent sur le marché noir.
Depuis cette libéralisation, le secteur a été investi par des commerçants
mais aussi par des officiers supérieurs de l¹armée. En clair, selon le Dr
Hamoud, «la sonnette d¹alarme a été tirée depuis très longtemps ». Car,
«il y avait des textes inadaptés, des lois qui permettaient à tout le
monde de s¹investir dans le secteur de la pharmacie». Selon lui, cette
ruée a permis à l¹époque d'assurer un approvisionnement en médicaments.
Mais il n¹y avait pas de formation, «c¹était le bazar total», se
souvient-il.
Selon la Direction de la pharmacie et du laboratoire dépendant du
ministère de la Santé, il existe aujourd'hui dans le pays plus de 700
pharmacies, dont 29 grossistes. Un chiffre inquiétant, assure cette
direction d'administration.
«C¹est du sabotage », dit même le Dr Cheikh Brahim, du syndicat des
pharmaciens et médecins. Selon les professionnels, par comparaison à
d¹autres pays, le nombre de grossistes en Mauritanie est beaucoup trop
élevé pour un pays de 3 millions d¹habitants. Au Sénégal (14 millions
d¹habitants) par exemple, il y a environ 6 grossistes, 5 en Côte d¹Ivoire
avec plus de 19 millions d¹habitants, 6 au Mali pour 14 millions
d¹habitants. Un rapport de l¹OMS (Organisation mondiale de la santé)
publié en juin 2011 sur le secteur de la pharmacie en Mauritanie souligne
que 29 grossistes est «un chiffre exorbitant pour un pays de 3 millions
d¹habitants, alors que, par exemple, les pays européens avec plus de 50
millions d¹habitants en disposent en général de 5 à 10 au maximum».
Par ailleurs, ce rapport constate que la Direction de la pharmacie et du
laboratoire «manque de locaux et des conditions matérielles correctes. Il
lui manque un budget de fonctionnement plus important. L¹ensemble de ses
cadres doit être formé, car tous n¹ont pas une activité égale».
La Mauritanie est ainsi devenue l¹une des plaques tournantes du trafic des
faux médicaments en Afrique de l¹Ouest. Selon un rapport de l¹OMD
(Organisation mondiale des douanes) de 2012, 10 milliards de faux
médicaments sont introduits chaque année en Afrique. Leur valeur? 5
milliards de dollars! L¹OMD cite cette saisie spectaculaire de 550
millions de faux médicaments, début avril 2013, lors d¹une opération
anti-fraude menée dans 23 ports africains dont 9 d¹Afrique de l¹Ouest en
six jours.
Ces médicaments proviennent essentiellement de Chine, d¹Inde et des
Emirats arabes. L¹Afrique devient le dépotoir mondial de faux médicaments,
s'inquiète l¹OMD. Et la Mauritanie est concernée au premier plan. Les
pharmacies à ciel ouvert ont poussé comme des champignons au marché
central de Nouakchott.
* Contrôle difficile
Le Dr Cheikh Tidiane Thiongane, pharmacien à Nouakchott, indique que les
circuits principaux sont l¹Inde, la Chine, le Pakistan, le Nigéria en
passant par le Bénin, le Ghana, la Côte d¹Ivoire. De là, ils transitent
par la Guinée Conakry, puis le Sénégal. Entretemps, le Sénégal pays
frontalier avec la Mauritanie, a réussi il y a trois ans à fermer ces
circuits après avoir saisi un tonnage important de médicaments dans le sud
du pays. Néanmoins, les médicaments ont emprunté d¹autres circuits pour
passer à partir de la Guinée Conakry, le Mali et atterrir en Mauritanie
étant entendu que les frontières mauritaniennes sont poreuses et que le
contrôle demeure difficile.
Des professionnels du secteur pointent du doigt la désorganisation des
marchés. L¹ouverture du marché de la santé au privé a favorisé
l¹organisation de réseaux ou filière de faux médicaments. Parmi les faux
médicaments qui envahissent le marché mauritanien, il y a les
antibiotiques, les antipaludéens (sirops en grand nombre), les antalgiques
(le paracétamol notamment), certaines pommades comme les dermocorticoïdes,
les spécialités contenant la sildenafil (viagra). Toutefois, le Dr
Thiongane précise qu¹actuellement, «tous les médicaments sont concernés».
En Mauritanie, la qualité des médicaments relève de la compétence du
laboratoire national de contrôle de la qualité des médicaments qui dépend
du ministère de la Santé. Son travail se fait en collaboration avec la
Direction des pharmacies et des laboratoires (DPL) et avec la direction
des douanes. Leur distribution et leur écoulement sont assurés par la
Centrale d¹achats de médicaments essentiels et consommables (CAMEC) ainsi
que par d¹autres officines agréées.
Même s¹il est difficile de connaître les chiffre d¹affaires réalisés avec
ces traitements, les professionnels indiquent qu¹il s¹agit de milliards
d¹ouguiyas que gagnent les commerçants. La Direction des pharmacies et des
laboratoire parle prudemment de plus de 60 tonnes de faux médicaments en
circulation dans le pays. Mais selon plusieurs témoignages des
pharmaciens, le chiffre est beaucoup plus important: sur les 100.000
tonnes de médicaments stockés dans le pays, il y aurait plus de faux que
de vrais...
La nouvelle loi de 2010, qui a remplacé celle de 2004, a permis de
dépoussiérer le secteur. Désormais, des mesures coercitives prévoient des
sanctions pénales et financières. Mieux, la nouvelle réglementation donne
la priorité d¹ouverture de pharmacie aux pharmaciens, et prévoit une
distance minimale de 200 mètres entre les officines. Depuis lors, à en
croire la Direction de la pharmacie et du laboratoire, l¹ampleur du trafic
a diminué. Un avis que ne partage pas le Dr Cheikh Brahim, secrétaire
général du syndicat des pharmaciens. Selon lui,« aucune ligne de la loi de
2010 n¹est respectée ». «Des autorisations sont données à n¹importe qui.
Ce n¹est plus de la pharmacie mais du commerce général de médicaments »,
dit-il. «Nous avons dénoncé le phénomène et même fait des conférences de
sensibilisations, des sit-in, l¹inspection a déployé des moyens mais le
ministère ne nous suit pas. C¹est la sourde oreille. On est étouffé »,
poursuit-il.
Pour Dr Cheikh Brahim, «le ministère est complice dans cette filière de
faux médicaments, parce qu¹il arrête puis libère les contrevenants. La
volonté politique n¹existe pas ». Beaucoup de médicaments n¹ont pas de
traçabilité, poursuit-il. Ce diplômé de l¹académie française de pharmacie
depuis 1976 déplore la situation. Pour lui, «l¹Etat mauritanien a négligé
la santé des mauritaniens». Et le président de la République, qui a tout
le dossier, a «les mains liées ».«Je préfère mourir de faim que d¹ouvrir
une pharmacie pour vendre du faux », regrette-t-il.
Pour Dr Touré, un pharmacien de Nouakchott, «ce phénomène de faux
médicaments a une dimension universelle». Selon lui, ce trafic se fait
sous le regard des autorités qui le« parrainent ». «C¹est une histoire de
lobbying, on ne peut rien », déplore-t-il. Le Dr Touré pointe un doigt
accusateur vers les Européens et les Asiatiques: «Ce sont eux qui jettent
le mal en Afrique. Ils fabriquent mais ils ne consomment pas».
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1.- Les professionnels sous pression
«J¹ai toujours exigé de mes patients qu'ils achètent le médicament
prescrit et non l¹équivalent », indique le Dr Abdallahi, un chirurgien,
qui a découvert que très souvent, les pharmaciens ne donnent pas le vrai
médicament prescrit mais proposent aux malades un traitement moins cher,
donc un faux médicament qui n¹a aucun principe actif. La qualité des
médicaments en circulation en Mauritanie est décriée par les médecins, les
pharmaciens et même les malades. La plupart de ces derniers (qui ont les
moyens) préfèrent aller se faire soigner ailleurs qu¹en Mauritanie.
2.- Le cas du Laboratoire national de contrôle
Le laboratoire national de contrôle de la qualité des médicaments (LNCQM)
créé en avril 2009 est censé contrôler la qualité des médicaments. La
Mauritanie n¹étant pas un pays fabriquant, le laboratoire se limite
uniquement au contrôle de qualité. Au départ, le LNCQM a cherché à être
dans la norme internationale et à travailler en partenariat avec le réseau
franco-africain de contrôle de médicaments qui regroupe douze pays.
Depuis sa création jusqu¹en 2013, le LNCQM a contrôlé 439 molécules
(ensemble de médicaments constitués de principes actifs de base). A chaque
fois qu¹un produit est contrôlé négatif, son retrait du marché est exigé
par le LNCQM même si parfois les commerçants ne suivent pas la consigne.
Faut-il signaler que le contrôle d¹un médicament coûte plus cher que sa
fabrication, à en croire le Dr Ségane. Ce qui suppose d¹énormes moyens à
déployer pour s¹assurer de la qualité du produit. L¹attention est surtout
portée sur le dosage. C¹est pourquoi, selon le Dr Cheikh B. Ségane, dès
l¹entrée du produit en Mauritanie, des échantillons sont envoyés au
laboratoire de contrôle de qualité. Seulement, le produit est mis sur le
marché en attendant l¹avis favorable! «Nous subissons la pression des
commerçants qui veulent tout de suite que le produit soit libéré du port
mais aussi des malades qui sont dans l¹urgence», souligne le directeur du
LNCQM.
Le Dr Cheikh Ségane soutient qu¹il y a « un dysfonctionnement du système
qui fait que les faux médicaments entrent en quantité énorme en
Mauritanie. Plein de médicaments sont dans des officines et ne sont pas
enregistrés ni passés par un contrôle de qualité. Il y a des failles dans
le système».
3. Les silences du ministère de la Santé
Nous avons tenté à de multiples reprises, lors de cette enquête, de
recueillir l'avis du ministère de la Santé sur ce problème des faux
médicaments. Malgré plusieurs rencontres et des correspondances répétées,
le ministère n'a pas souhaité s'exprimer publiquement et répondre à nos
questions. Le conseiller du ministre que nous avons saisi par téléphone a
exigé de nous une correspondance adressée au ministre afin que ce dernier
désigne la ou les personnes censées se prononcer sur la question. Nous
avons rencontré, le même jour, le secrétaire général du ministère. Lui
aussi a exigé une lettre avec des questions précises. Ce qui a été fait le
9 avril. Depuis lors, le ministère reste silencieux...
C'est d'autant plus regrettable que de nombreux professionnels du secteur
s'alarment des problèmes grandissants du système de santé mauritanien.
Certains vont jusqu¹à dire que même si les médecins, les pharmaciens sont
bien formés et que des équipements existent, les choix politiques faits
empêchent de lutter efficacement contre ces trafics de faux médicaments.
Ibou Badiane (La Nouvelle Expression, Mauritanie)