[e-med] Mediator° : un expert affirme avoir été menacé

Mediator : un expert affirme avoir été menacé
Enquête«Libération» dévoile le témoignage d’un membre de l’Agence du
médicament qui dit avoir subi des pressions de la part de proches du
laboratoire Servier.
Société Jeudi dernier à 0h00

http://www.liberation.fr/societe/01012361339-mediator-un-expert-affirme-avoir-ete-menace

Par YANN PHILIPPIN

L’étau se resserre sur le laboratoire Servier. Hier, son patron, Jacques
Servier, 88 ans, a été entendu par les juges parisiens en charge de
l’instruction sur le Mediator. Avec cinq sociétés du groupe, il a été mis
en examen pour «tromperie» et «escroquerie» et placé sous contrôle
judiciaire avec versement de fortes cautions et autres «sûretés» : 65
millions d’euros pour les personnes morales et 10 millions pour Jacques
Servier. Le fondateur du labo est aussi mis en examen pour «tromperie
aggravée» et «obtention indue d’autorisation».

«Insultes». Alors que le calendrier judiciaire s’accélère, Libération
révèle un document embarrassant pour Servier, qui dénonce des menaces
exercées par un proche du laboratoire. Il s’agit du témoignage rédigé le
12 janvier par un praticien hospitalier et expert à l’Afssaps (l’agence du
médicament), qui a aidé la pneumologue Irène Frachon dans son combat
contre le Mediator. Ce docteur P. (1) est membre de la très stratégique
commission d’autorisation de mise sur le marché (AMM), où se décident la
commercialisation et le retrait des médicaments.

Nous sommes à la mi-2010, au siège de l’Afssaps à Saint-Denis. L’agence
est sous le choc après la parution du livre d’Irène Frachon. En marge
d’une commission d’AMM, le docteur P. dit avoir été pris à partie «de
façon très agressive» par un autre membre de la commission, «ayant des
liens très importants avec […] Servier». «Ses propos mêlés d’insultes ont
d’abord porté sur […] ma carrière, disant qu’en relation avec le livre de
Madame I. Frachon, qui était alors en discussion, ma carrière serait
stoppée», écrit-il.

Juste après : «Il a abordé ma famille, […] disant que ma famille et
moi-même devions nous méfier du fait du soutien que j’avais apporté à
Madame Frachon. Je dois dire que j’étais très perturbé par cette agression
verbale et que mes souvenirs sont confus mais je suis certain qu’il a cité
mon épouse et pratiquement certain aussi pour mes enfants. Ses menaces
portaient sur nos intégrités physiques.» Peu après, lors d’une conférence,
on présente au docteur P. «une personne de chez Servier que je ne connais
pas».

Il essaie d’engager une discussion «scientifique» sur le Mediator. «Mais
cette personne m’a dit qu’elle n’avait rien à me dire, qu’un message
m’avait été transmis et qu’elle n’avait rien à ajouter. Je ne sais pas
s’il y a un lien ou si elle faisait allusion à autre chose, mais j’avais
été tellement choqué par la teneur des propos précédents que j’en ai à
nouveau été très perturbé.»

«Stress». Le docteur P. ne désigne pas l’expert qui l’a menacé. Mais Irène
Frachon a donné son nom en janvier, lors de son audition par les gendarmes
: il s’agit de Jean-Roger Claude, 77 ans, professeur de toxicologie,
consultant pour Servier depuis 1972 et marié à la directrice de la
toxicologie du labo. Le docteur P. avait appelé Irène Frachon le jour de
l’incident. «Il pleurait, il avait un tel stress traumatique qu’il
n’arrivait pas à parler. J’ai été si choquée que j’ai pris des notes sur
mon téléphone portable», indique-t-elle à Libération. Selon ses notes,
Jean-Roger Claude aurait tenu ce langage : «Tu t’es sali les mains avec
cette fille [Irène Frachon, ndlr], tu vas le payer personnellement et
professionnellement.» Deux proches du docteur P. ont confirmé à Libération
qu’il a été «choqué» et «marqué» par l’affaire.

Jean-Roger Claude se souvient pour sa part d’une «discussion, que je
qualifierais d’animée». Selon lui, la conversation avec le docteur P.
portait uniquement sur l’origine des fuites dans la presse sur le
Mediator. Il dément avoir exercé des pressions. «De quoi voulez-vous que
je le menace ? Nous étions bons amis et nous le sommes redevenus.» Dans
son attestation, le docteur P. écrit pourtant qu’il n’a plus eu
d’«échanges» avec lui.

Jean-Roger Claude avait déjà été mis en cause dans l’affaire. Comme
l’indique une note des gendarmes, il est accusé d’avoir participé à des
délibérations de l’Afssaps sur le Mediator, alors qu’il aurait dû sortir
en raison de ses «conflits d’intérêts» avec Servier. «Cette exigence [de
quitter la salle] date seulement d’il y a trois ou quatre ans», se défend
l’intéressé. Surtout, Jean-Roger Claude a, selon nos informations, utilisé
pendant des années le mail de son épouse, cadre chez Servier, comme
adresse professionnelle. Ce qui signifie que les échanges de courriels
entre l’agence et les membres de la commission d’AMM atterrissaient
directement chez Servier ! Ce qui a pu permettre au labo d’obtenir des
informations privilégiées, y compris sur ses concurrents. Jean-Roger
Claude dit qu’il y a «peut-être» pu y avoir confusion, il y a longtemps,
mais qu’il a son propre mail. Plusieurs sources confirment pourtant qu’il
utilisait encore celui de son épouse mi-2010. L’Afssaps ne dément pas nos
informations mais réserve ses commentaires à la justice. Un proche de
l’agence confirme que Jean-Roger Claude a bien changé de mail, sans
préciser à quelle date.

Le témoignage du docteur P. est le second faisant état de pressions, après
celui du cardiologue marseillais Georges Chiche, qui a raconté avoir été
réprimandé par un salarié de Servier, puis par un cardiologue, adjoint au
maire de la ville, lorsqu’il avait rapporté le premier cas de
valvulopathie dû au Mediator en 1999. Les deux hommes n’ont pas encore été
entendus par les juges.

(1) Son nom a été modifié à sa demande. Joint par «Libération», il dit
réserver ses commentaires à la justice.