[e-med] En voulant contraindre l'Inde à durcir sa politique de brevets sur les médicaments , Washington bafoue les objectifs de l'Obamacare (Joseph E. Stiglitz)

En voulant contraindre l'Inde, grand fabricant de génériques, à durcir sa
politique de brevets sur les médicaments, Washington bafoue les objectifs
de l'Obamacare. Une victoire pour l'industrie pharmaceutique américaine.
de Joseph E. Stiglitz
http://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/0204180744255-pourquoi-barack-obama-menace-lobamacare-1096909.php

La réforme des soins de santé emblématique du président Barack Obama, en
vigueur depuis 2010, a réussi à étendre la couverture d'assurance pour des
millions d'Américains qui n'auraient pas pu se le permettre par ailleurs.
Et, contrairement aux avertissements énoncés par ses détracteurs, elle n'a
pas poussé à la hausse les coûts des soins de santé ; en fait, la courbe
des coûts pourrait être enfin orientée à la baisse.

Cependant, il n'est pas certain que l'Obamacare réussisse à freiner les
coûts de santé excessivement élevés. Cela dépendra d'autres politiques de
l'administration Obama, surtout dans un domaine qui peut sembler sans
rapport : les discussions en cours entre les Etats-Unis et l'Inde
concernant la propriété intellectuelle. Et, à ce propos, Obama semble
déterminé à miner sa propre réforme sous la pression du puissant lobby
pharmaceutique américain.

Les coûts des produits pharmaceutiques représentent une composante de plus
en plus grande des dépenses de santé des Etats-Unis. En part du PIB, les
dépenses pour les médicaments délivrés par ordonnance ont presque triplé
en vingt ans seulement. La diminution des coûts de santé nécessite donc
une plus grande concurrence dans l'industrie pharmaceutique, ce qui passe
par la fabrication et la distribution de médicaments génériques.

Au lieu de cela, l'administration Obama cherche un accord commercial avec
l'Inde qui affaiblirait la concurrence sur les génériques, rendant ainsi
des médicaments vitaux inabordables pour des milliards de personnes - en
Inde et ailleurs. Ce n'est pas la conséquence involontaire d'une politique
par ailleurs bien intentionnée ; il s'agit de l'objectif explicite de la
politique commerciale des Etats-Unis.

Les grandes multinationales pharmaceutiques travaillent depuis longtemps
pour bloquer la concurrence des génériques. Les dernières négociations
avec l'Inde - qui représente la principale source de médicaments
génériques pour les pays en développement - sont un élément clef de cette
stratégie.

Dans les années 1970, l'Inde a aboli les brevets pharmaceutiques et créé
une industrie de médicaments génériques avancée et efficace, capable de
fournir des médicaments abordables à la population dans le monde en
développement. Cela a changé en 2005, lorsque l'accord sur les aspects
commerciaux des droits de propriété intellectuelle de l'OMC (Adpic) a
contraint l'Inde à autoriser les brevets sur les médicaments. Cependant,
de l'avis de l'industrie pharmaceutique américaine, les Adpic ne vont pas
assez loin. L'automne dernier, lors de sa visite aux Etats-Unis, le
Premier ministre indien, Narendra Modi, a accepté d'établir un groupe de
travail chargé de réévaluer la politique de brevets du pays. Les
politiques actuelles de l'Inde permettent que les médicaments soient
vendus à une petite fraction des prix de monopole déterminés par les
détenteurs de brevets. Par exemple, le médicament contre l'hépatite C
Sovaldi est vendu 84.000 dollars aux Etats-Unis ; les fabricants indiens
sont en mesure de vendre la version générique de manière rentable pour
moins de 1.000 dollars par traitement. Le prix du générique reste une
dépense énorme pour les personnes vivant avec quelques dollars par jour ;
mais, à la différence du prix américain, il est gérable pour de nombreux
gouvernements et organisations caritatives.

C'est loin d'être un exemple isolé. Les génériques à faible coût ont
permis de traiter des dizaines de millions de patients atteints du
VIH-sida dans le monde en développement. Si les Etats-Unis obligent l'Inde
à resserrer fortement ses règles sur les brevets pour les faire ressembler
aux règles américaines, cette situation pourrait être compromise.

Bien sûr, si la puissance du brevet américain était, comme ses partisans
l'affirment, la meilleure façon de favoriser l'innovation dans l'industrie
pharmaceutique, la politique de l'administration Obama envers l'Inde
pourrait peut-être être justifiée. Mais ce n'est pas le cas.

Parce que les brevets sont essentiellement des monopoles accordés par le
gouvernement, ils conduisent aux mêmes inefficacités et recherches de
rente que toute autre distorsion du marché. En outre, la recherche
protégée par les brevets encourage le secret, car les entreprises ne
divulguent que les informations nécessaires pour les acquérir. Pourtant,
l'ouverture est essentielle à un progrès scientifique efficace.

Si l'administration Obama parvient à forcer l'Inde à renforcer ses lois
sur les brevets, le changement serait préjudiciable non seulement à l'Inde
et à d'autres pays en développement, il consacrerait également un système
de brevets manifestement corrompu et inefficace aux Etats-Unis, dans
lequel les entreprises augmentent leurs profits en évacuant la concurrence
- à la fois domestique et étrangère. Après tout, les médicaments
génériques de l'Inde fournissent souvent l'option la moins coûteuse sur le
marché américain après l'expiration des brevets.

Obama a eu raison de pousser pour une réforme destinée à augmenter
l'efficacité et l'accessibilité du secteur de la santé. Dans le cadre de
ses relations avec l'Inde, l'administration Obama poursuit une politique
qui bafoue ces objectifs.

Joseph E. Stiglitz, est prix Nobel d'économie et professeur à l'université
Columbia de New York.

Cet article est publié en collaboration avec Project Syndicate 2015