Casablanca 2010
Financement international de la lutte contre le sida: l’accès universel menacé
Par Jean-Paul Moatti < 31/03/10
Aujourd'hui, nous sommes de nouveau à un tournant de la lutte contre le sida. L'engagement d'accès universel au traitement, maintes fois répété par tous les pays membres du G8 et de l'ONU, est menacé d'être remis en cause. Sans attendre le vaccin, pour lequel il faut bien sûr poursuivre sans relâche la recherche, nous avons d'ores et déjà les moyens techniques en combinant la prévention et le traitement précoce de débarrasser la planète de cette pandémie, et pourtant on risque de nous refuser les moyens financiers de réaliser cet objectif. On voit refleurir, dans les cercles de l'aide au développement, une série d'idées fausses et démobilisatrices pour la lutte contre le sida.
1-On entend de plus en plus qu'on en ferait trop pour le sida par rapport à d'autres priorités légitimes de santé.
Et c'est vrai que le financement mondial de la lutte contre le sida est passé d'à peine quelques centaines de millions en 2000 à 14 milliards de dollars aujourd'hui. Il est indéniable qu'après la stagnation de l'aide au développement pour la santé qui avait suivi l'effondrement du bloc soviétique, c'est le sida qui a permis une relance significative de cette aide. Mais justement, qui peut croire que sans la mobilisation des opinions publiques, de la société civile, des associations et surtout des professionnels de santé et des personnes vivant avec le VIH elles-mêmes, cette relance de l'aide se serait produite dans les mêmes proportions ?Alors disons à nos amis du Fonds Mondial de ne pas céder au dernier discours à la mode qui veut déshabiller Pierre pour habiller Paul, qui prétend qu'en en faisant moins sur le sida on pourra en faire plus pour le reste. Disons leur de ne pas accepter un soi-disant élargissement de leur mandat sans augmentation en regard des moyens nécessaires
. Restons concentrés sur l'élimination du sida, de la tuberculose et de la malaria et montrons en quoi cela contribue directement à la baisse des mortalités maternelle et infantile parce que les trois objectifs santé du millénaire sont intimement liés entre eux. Et disons à nos amis qui luttent pour la santé reproductive et celle de l'enfant qu'en attendant la réduction massive des inégalités entre les riches et les pauvres qui permettrait bien sûr de rendre réel le rêve de la santé pour tous, il faut qu'ils s'inspirent de la lutte contre le sida. C'est-à-dire qu'ils fixent des objectifs médicaux précis, en matière par exemple de baisse de la mortalité par diarrhées chez l'enfant ou par hémorragies post-partum chez les femmes et, nous serons à leurs côtés pour mettre en œuvre les interventions coût-efficaces qui existent et dont il est effectivement scandaleux qu'elles ne soient pas plus accessibles.
2-On nous dit aussi qu'il faut être raisonnables et tenir compte que nous vivons la plus grave crise économique depuis celle des années 1930.
C'est vrai qu'en 2009, la croissance mondiale a été négative pour la première fois depuis 1945 et que la croissance s'est considérablement ralentie dans les pays en développement faisant basculer près de 100 millions personnes supplémentaires dans la pauvreté absolue. Pour rassurer les marchés et rétablir la confiance, l'optimisme est de rigueur chez les gouvernants, mais les historiens économiques savent bien que les récessions quand elles prennent source dans la sphère financière ont des conséquences plus profondes et plus durables que les autres. Même les économies des pays qui sont restés plus à l'écart de la globalisation financière, comme une partie de l'Afrique sub-saharienne, n'échappent pas à la crise car il existe de multiples canaux de transmission de celle-ci que je n'ai pas le temps de vous détailler.
Comme le montre l'enquête réalisée par ONUSIDA et la Banque Mondiale dans 61 des pays les plus touchés, ce contexte de crise fait peser une grave incertitude sur la pérennité financière des programmes sida avec pour 2010 des annonces de baisse de 10 à 25% des financements dans un cas sur deux et des baisses de l'aide internationale dans plus d'un cas sur deux.Il faut rappeler à la fois que la majorité (60%) du financement sida provient des gouvernements des pays en développement eux-mêmes et que la crise réduit encore leurs marges de manœuvre fiscale, et que la situation est différente dans les pays d'Afrique sub-saharienne dont les programmes sida sont eux dépendants de l'aide internationale pour près des trois quarts de leur financement.Comme l'a montré la remarquable analyse de nos collègues Eric Lamontagne et Robert Greener d'ONUSIDA, les programmes les plus vulnérables à la crise sont ceux qui dépendent le plus de l'aide mais aussi ceux de certains pays à revenus intermédiaires qui autofinancent l'essentiel de leurs besoins, comme le Botswana.
Face à cette crise, il ne faut pas retomber dans les erreurs des politiques d'ajustement struct
urel des années 1990 qui poussaient les gouvernements à sacrifier en premier lieu les dépenses de protection sociale sur l'autel de l'équilibre des finances publiques. S'il faut se féliciter que cette fois le FMI et la Banque Mondiale semblent reconnaître que la réponse à la crise passe par la limitation de ses conséquences sociales et sanitaires dévastatrices pour les populations, il faut rester vigilants car une rechute de ces institutions dans l'aveuglement du dogme néo-libéral est toujours à craindre. Et il faut répéter sans trêve qu'un ralentissement de la lutte contre le sida du fait de la crise reviendrait justement à gaspiller les efforts déjà consentis avant que le plein retour sur investissement ait pu être obtenu.Avec mon équipe de recherche (INSERM/IRD SE4S), nous avions déjà démontré en quoi la prise en compte des retombées macro-économiques à long terme rendait rentable un investissement massif dans l'accès au traitement. Dans un nouveau travail avec ONUSIDA, qui simule des scénarios alternatifs, nous montrons que certes, un gel de la poursuite de l'extension de l'accès au traitement à de nouveaux patients se traduirait par des économies à court terme. Mais à moyen et long terme c'est l'accès universel qui produit le maximum de bénéfices pour l'économie des pays concernés.Nous avons donc des arguments solides en faveur de la rentabilité des programmes sida
3-On nous répète qu'on en fait trop pour le sida et que de toute façon on ne trouvera pas l'argent nécessaire pour la poursuite du passage à l'échelle des programmes.
Justement, il ne faut pas laisser s'installer un discours insidieux qui sous couvert de mieux faire viendrait justifier une stagnation, voire une baisse, des financements consacrés au sida.Nous savons qu'il existe une corrélation linéaire presque parfaite entre la croissance du Produit National Brut, la richesse économique, et la croissance des dépenses de santé. D'ici à 2030, ces dépenses de santé resteront inférieures à 100$ pat tête en Afrique sub-Saharienne et même à 50$ dans plus de la moitié des pays de cette zone. Il est impossible que les pays à bas revenus, les plus affectés par le Sida, se rapprochent des objectifs du Millénaire sans poursuite d'une aide internationale massive. De leur côté, les pays à revenus intermédiaires ont potentiellement les moyens d'autofinancer l'amélioration de leurs systèmes de santé mais l'aide demeurera souvent nécessaire pour que les besoins des groupes les plus vulnérables ne passent pas à la trappe.On peut comprendre les impératifs diplomatiques qui pèsent sur le secrétariat du Fonds Mondial et qui le conduisent à présenter des scénarios qui se veulent « réalistes » et plus ou moins ambitieux dans le cadre de son processus de reconstitution qui aboutira cet automne pour 2011-2013. Mais, il faut le dire clairement les scénarios qui par rapport aux 10 milliards d'engagements obtenus pour 2008-2010 se contentent d'une augmentation, qui pourrait paraître non négligeable, de 30% voire 70%, équivalent à un renoncement par rapport à l'objectif d'accès universel. Ils reviendraient à inciter de fait les pays à modérer leurs demandes pour autocensurer les besoins de leur population et s'adapter à une offre de financement insuffisante.
Le seul scénario, qui maintient le cap vers l'accès universel, la seule base de départ raisonnable
pour la discussion qui s'ouvre, c'est celle du doublement du financement du Fonds, d'un minimum de 20 milliards de dollars pour les 3 prochaines années.
4-Il est irréaliste de réclamer un doublement au moins des financements pour le sida.
Face à ce «faux» réalisme, rappelons quelques faits têtus. Que depuis 40 ans, les gouvernements de l'OCDE réitèrent régulièrement leur promesse de porter à 0,7% de leur PNB l'aide publique au développement et qu'à de rares exceptions ils trahissent cette promesse en invoquant hypocritement un prétendu égoïsme de leurs électeurs : en moyenne leur contribution stagne à 0,3%.
Que les sommes (8000 à 110000 milliards) qui ont été mobilisées en quelques semaines et mois pour se porter au secours des marchés financiers et des banques sont sans commune mesure avec les besoins, somme toutes limités par comparaison, de la lutte contre le sida et même pour la protection de la santé globale et de l'environnement planétaire.Il n'est même pas nécessaire d'imposer la fameuse taxe Tobin, réclamée depuis longtemps par les économistes sérieux comme Krugman, Sen ou Stiglitz pour réguler les marchés financiers et les inciter à mieux s'aligner sur les objectifs sociaux, mais qu'on a pas voulus écouter. Avec une modeste, indolore et facile à réaliser logistiquement Taxe Robin de 0,005% sur les transactions de change interbancaires des quatre principales monnaies, on peut dégager au minimum 40 milliards de dollars supplémentaires. Cette voie est faisable, et elle implique sûrement des coûts de transaction moindres que l'invention de produits financiers sophistiqués dits innovants, comme cela a été le cas avec la Facilité Internationale pour le Financement des Vaccins (l'IFFIM). Il est vrai qu'avec une taxe même minime sur les transactions financières, la City de Londres ne peut pas se servir au passage. Il est vrai qu'une taxe pour financer internationalement un bien public global implique un peu de ce courage politique qu' avaient eus le président Chirac, et les chefs d'Etat et de gouvernement qui l'avaient suivi, en instaurant pour UNITAID la taxe sur les billets d'avion.
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