[e-med] La difficile mobilisation contre le sida

[Un article publié ce jour dans Le Figaro (Paris) http://www.lefigaro.fr/debats/20050608.FIG0005.html?081006]

La difficile mobilisation contre le sida
Eric Fleutelot, directeur des programmes internationaux de Sidaction

En juin 2001, à l'occasion d'une session extraordinaire de l'assemblée générale des Nations unies sur le VIH-sida, une mobilisation sans précédent avait été annoncée. Comme souvent, la concrétisation des promesses a été moins forte que prévu, beaucoup moins forte à dire vrai. Où en sommes-nous exactement dans cette guerre contre le sida, lequel tue chaque jour 8 400 hommes, femmes et enfants ?

Aujourd'hui, quatre ans après l'appel de Kofi Annan exhortant tous les pays à s'engager plus et mieux contre le sida, il faut tout de même reconnaître que des progrès importants ont été réalisés. En premier lieu, plus personne n'ose contester la stratégie qui consiste à soigner et à prévenir en même temps, y compris dans les pays en développement. L'accès aux soins et aux traitements est aujourd'hui réalisable, partout et pour tous, même dans les régions où les systèmes de santé sont très défaillants. Lorsque les associations se sont battues pour un accès généralisé aux traitements dans les pays pauvres, elles furent accusées d'être déraisonnables. Aujourd'hui, il apparaît qu'elles ont eu raison de l'être, car soigner des malades du sida est devenu une réalité pour 700 000 d'entre eux (source OMS, situation à décembre 2004).

Parallèlement à ce changement de stratégie, la communauté internationale a réussi à se montrer plus généreuse. Un Fonds mondial contre le sida, la tuberculose et le paludisme a été créé. 3,5 milliards de dollars ont déjà été récoltés, ce qui a permis d'approuver 300 programmes dans 127 pays, portant sur un total de 3,3 milliards de dollars de subvention, selon un bilan dressé mi-avril 2005 par le secrétariat du Fonds à Genève.

Surtout, sur le terrain, les acteurs de la lutte contre le sida sont de plus en plus nombreux. La mobilisation est réelle et s'étend des lycées et des écoles aux hôpitaux et aux centres de santé et, bien entendu, aux autorités sanitaires et politiques. Dans de nombreux pays, les chefs d'Etat ou de gouvernement sont aujourd'hui plus engagés et plus responsables vis-à-vis de la lutte contre le sida que par le passé. Par ailleurs, l'investissement important dans le domaine de la formation permet l'accès des malades à des professionnels de santé de plus en plus compétents. Cette mobilisation est soutenue par l'action dynamique du système des Nations unies, avec notamment l'objectif que s'est fixé l'OMS d'atteindre 3 millions de personnes sous traitements d'ici à la fin de 2005.

Enfin, la production et la commercialisation de médicaments génériques ont permis d'introduire à la fois une plus forte concurrence entre fournisseurs de multithérapies mais également de disposer de combinaisons plus simples et plus faciles à prendre.

Pourtant, ce constat indubitable ne révèle que partiellement la réalité de la lutte contre le sida. Car l'accès aux soins et aux traitements est loin d'être généralisé. L'objectif de 3 millions de personnes sous traitement fin 2005 ne sera malheureusement pas atteint. Cet objectif représentait pourtant moins de la moitié des personnes devant être soignées dès à présent : pas demain ni après-demain, mais aujourd'hui. Le changement d'échelle tant attendu ne s'est donc pas produit. Si 1 million de malades accédait aux traitements d'ici à la fin de l'année, cela ne représenterait que un tiers de l'objectif fixé, lequel ne représente que la moitié des besoins ! Cela donne le vertige...

La mobilisation politique n'est toujours pas à la hauteur des enjeux. Il faut oser affirmer qu'au Nord comme au Sud de nombreux responsables politiques se moquent éperdument de ce qui se joue actuellement : pourtant, avec plus de 3 millions de morts par an, le développement de nombreux pays est en péril. L'impact produit par le sida est terrible : aggravation des famines en Afrique australe ; disparition de près de 20% des enseignants au Botswana ; réduction constante des ressources humaines productrices en Afrique de l'Ouest, notamment en Côte d'Ivoire, au Ghana ou au Togo. En Chine, en Birmanie, en Inde, le VIH décime les familles et produit des orphelins du sida par millions, pour lesquels l'avenir est compromis.

Malgré ce constat, de nombreux responsables politiques ne s'investissent toujours pas ou pas assez dans la lutte contre le sida. Certains d'entre eux freinent encore la production et la distribution de médicaments génériques qui permettraient au plus grand nombre d'avoir accès aux traitements. Nombre d'entre eux s'opposent à l'accès gratuit aux traitements pour mieux contrôler les flux financiers, empêchant ainsi les plus pauvres de nourrir l'espoir, un jour, de se soigner. D'autres enfin, souvent les mêmes, s'engagent dans un combat contre les malades plutôt que contre la maladie, rendent impossible l'accès aux outils de prévention comme le préservatif ou les échanges de seringues et promulguent dans le même temps des lois pénalisant la transmission du VIH.

Au-delà de cette mobilisation politique qualitativement douteuse et quantitativement indécente en regard des besoins, la mobilisation financière s'avère, quant à elle, malgré les progrès constatés, très insuffisante. En 2001, le secrétaire général des Nations unies estimait à 10 milliards de dollars par an la somme nécessaire pour combattre les trois principales maladies infectieuses. Le Fonds mondial n'en a mobilisé qu'un tiers en trois ans, soit neuf fois moins qu'attendu ; 6 milliards de dollars sont attendus d'ici à 2008 mais cette somme restera insuffisante selon le directeur exécutif du Fonds mondial, Richard Feachem.

Les récentes remises en cause des avancées en matière d'accès aux médicaments génériques sont sources d'une très grande inquiétude pour les malades et les soignants des pays en développement. La concurrence entre les produits de marque et leurs copies, qui a permis la réduction du coût des premiers traitements antirétroviraux, ne jouera pas pour les médicaments plus récents ; la pression de l'OMC et des Etats-Unis a contraint l'Inde et le Brésil à respecter les brevets et il faut désormais se faire à l'idée qu'il n'y aura plus de copies bon marché des médicaments innovants.

Enfin, la question des ressources humaines se pose avec acuité. Alors que de nombreux pays riches encouragent encore et toujours la «fuite» des soignants du Sud vers le Nord, il existe trop peu de professionnels de santé formés et compétents pour prendre en charge tous les malades. Les politiques de formation manquent réellement d'ambitions et de nombreuses contraintes (notamment imposées par la Banque mondiale et le FMI) empêchent toujours les pays pauvres de recruter des fonctionnaires bien formés et bien payés dans les services de santé.

Aujourd'hui, la lutte contre le sida dans les pays en développement doit affronter de vieux démons. La prévarication, la corruption et l'opportunisme se mettent en place plus vite que les programmes d'accès aux traitements. La survie des militants de la lutte contre le sida n'est pas menacée seulement par le VIH... Exiger des soins, exprimer son mécontentement ou révéler l'opacité d'un circuit d'approvisionnement en médicaments peuvent conduire en prison ou au cimetière. C'est cela aussi la réalité de la lutte contre le sida aujourd'hui.

Alors, quatre ans après l'appel onusien, il est légitime d'être consterné et en colère. Il nous faut certainement comprendre pourquoi il est aussi difficile de mobiliser non seulement les décideurs, mais également l'opinion publique, sur cette thématique. Clairement, les chiffres n'impressionnent plus. L'indifférence se globaliserait-elle également ?