Le Coronavirus plaide en faveur d’une révision complète de la chaîne d’approvisionnement pharmaceutique
Les acteurs de la chaîne d'approvisionnement du médicament ont tout intérêt à se concerter pour s’attaquer aux points de faiblesse de leur filière, avant que la situation ne leur échappe définitivement.
Une production déséquilibrée
80% des principes actifs de nos médicaments sont aujourd’hui produits en Asie, contre 20% il y a trente ans. La Chine à elle seule fabrique 60% des stocks mondiaux de paracétamol, 90% pour la pénicilline et plus de 50% pour l’ibuprofène.
Bien sûr, cette dépendance vaut pour de nombreux produits manufacturés. Les pays développés ont confié trop de pouvoir à la Chine, mais les temps changent : la Chine est toujours l’atelier du monde… cependant le monde a pris conscience des risques qu’il encourait.
La sécurité pose des problèmes supplémentaires. Même si la Chine et l’Inde respectent la plupart du temps les standards internationaux, on voit trop souvent des usines frappées d’interdiction à la suite d’une inspection de la FDA. Imaginons que cela se produise chez l’un des rares fabricants de paracétamol : cela peut créer un vrai problème de santé, pour moi - c’est l’un des rares médicaments que je prends - et pour des millions d’autres patients.
D’autres facteurs entrent en ligne de compte. D’abord, le coût du travail en Chine a grimpé, à tel point que l’intérêt économique d’y sous-traiter sa production devient discutable.
Ensuite, la tendance au « produire local » marque des points. Elle permet de gagner en flexibilité et de mieux répondre aux besoins spécifiques des clients, avec ce défi partagé par de nombreux industriels : réussir à personnaliser une offre de masse.
Ajoutez à tout cela un déséquilibre commercial entre la Chine et les autres pays (les Etats-Unis en particulier), ainsi que des préoccupations sociales et environnementales… et vous obtenez les conditions parfaites pour une redistribution des cartes.
Une demande non satisfaite
Du côté de la demande, maintenant. Les pays en voie de développement disposant d’un meilleur accès au soin, les besoins mondiaux en médicaments ne sont pas près de faiblir. Et dans les pays développés, la situation reste perfectible : les laboratoires ne parviennent pas toujours à livrer la bonne pharmacie, dans le bon pays ou la bonne région.
En France par exemple, les pharmacies sont inégalement approvisionnées en vaccins - et il s’agit bien ici des vaccins les plus courants - ce qui signifie qu’un patient, ou le parent d’un jeune enfant, parcourt parfois de nombreux kilomètres avant de trouver la bonne référence. En même temps, expédier des médicaments à l’autre bout du monde est moins facile que d’y envoyer des smartphones.
Le nombre de médicaments en rupture de stock a doublé en l’espace d’un an, entre août 2018 et août 2019, passant de moins de 400 à 800, et ces pénuries englobent d’indispensables traitements de chimiothérapie.
Les ruptures de stocks, plus fréquentes, durent aussi plus longtemps : 90 jours contre 50 auparavant selon l'ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé).
Cette situation est imputable aux politiques de fixation des prix dans les pays développés et à des réductions de couts opérées par l’industrie.
En effet, la plupart des mécanismes de financement des médicaments favorisent l’innovation. C’est ainsi que la plupart des grands laboratoires ont fait basculer leurs budgets de R&D et d’acquisitions vers l’oncologie et les maladies rares, où les besoins médicaux non couverts sont plus importants.
Mais nous avons besoin d’innovation dans d’autres domaines, comme la résistance aux antibiotiques, mais pour des raisons de rentabilité, cela intéresse peu les décideurs.
Dans une logique commerciale, pour une production donnée et limitée, un laboratoire peu avoir intérêt à favoriser un pays plutôt qu’un autre à cause d’un prix pratiqué plus élevé.
En parallèle, les autorités sanitaires des pays développés ont promu les génériques et les biosimilaires, ce qui a abouti à une baisse spectaculaire des tarifs de ces médicaments dont les princeps ont perdu leur exclusivité. Cette pression sur les prix, même si elle n’est pas seule en cause, a détourné les laboratoires de ces productions pourtant indispensables.
Vers une nouvelle donne
On ignore encore quelle sera l’ampleur de la crise du Coronavirus – et comment elle va affecter l’industrie du médicament - mais il y aura un avant et un après. Certaines initiatives ont déjà été lancées pour limiter la dépendance envers l’Asie et réduire les ruptures de stock. Aux Etats-Unis par exemple, quelque 700 hôpitaux ont uni leurs forces pour fonder leur propre outil de production pharmaceutique.
J'ai discuté récemment avec le pharmacien d’un grand CHU français : même si les laboratoires et les hôpitaux communiquent, il estime qu’il reste beaucoup à faire pour anticiper la demande. Les laboratoires travaillent aussi avec les autorités de santé pour parer les pénuries, mais l'ensemble du processus reste lourd et exige un meilleur échange de données.
Même si les laboratoires se sont approprié les meilleures pratiques logistiques - IA compris - inspirées par Amazon et les producteurs de biens de grande consommation, le déséquilibre croissant entre l’offre et la demande, ainsi que l’aliénation géographique de la production, appellent des mesures énergiques.
Du côté des prix, les gouvernements, les autorités de santé et les laboratoires devraient travailler main dans la main pour améliorer le financement des médicaments et limiter les « effets secondaires » actuels.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) quant à elle est en première ligne sur la crise du Coronavirus ainsi que sur le sujet de la résistance aux antibiotiques. Mais dans la mesure où il s’agit d’une organisation des Nations Unies, sa liberté de mouvement demeure forcément entravée par des considérations politiques. Elle ne peut être la seule à agir sur tous les fronts, la sécurisation de l’approvisionnement des médicaments et la lutte contre les pandémies. Des relais sont nécessaires au niveau des Etats ou groupes d’Etats comme la Communauté Européenne, notamment pour définir une stratégie industrielle pour la production de médicaments.
Des actions sont nécessaires côté production, engageant les laboratoires eux-mêmes. Les façonniers (CMO) quant à eux peuvent également jouer un rôle au niveau régional - par exemple en Europe - où la consolidation peut avoir lieu tout en sécurisant l'approvisionnement.
Les hôpitaux et les professionnels de santé devront peut-être entrer en piste à leur tour, si la situation ne bouge pas assez vite. Le recours à l’armée, qui possède déjà ses propres moyens – très spécialisés - de fabrication de médicaments, pourrait également être une solution en cas de crise grave.
Mis à part ces extrêmes, après des années d’externalisation de la production (Fabless), l'industrie pharmaceutique doit reprendre le contrôle de la production des principes actifs
et du manufacturing.
Rédigé par David Ghequieres