[e-med] Le Monde ´ L’Etat doit reprendre la main sur les politiques du médicament, nos vies en dépendent »

Le Monde/ « L’Etat doit reprendre la main sur les politiques du médicament,
nos vies en dépendent »

TRIBUNE
<https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/09/05/l-etat-doit-reprendre-la-main-sur-les-politiques-du-medicament-nos-vies-en-dependent_6140259_3232.html&gt;
Pauline Londeix
Cofondatrice de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du
médicament
Jérôme Martin
Cofondateur de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du
médicament

La marchandisation du secteur de la santé met en danger notre système qui
repose sur la solidarité, dénoncent Pauline Londeix et Jérôme Martin,
cofondateurs de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du
médicament, dans une tribune au « Monde ». Ils appellent à la mise en place
d’un modèle collaboratif et non compétitif.

La mise en place fin juillet d’un comité de veille et d’anticipation des
risques sanitaires permettra-t-elle une meilleure prise en compte des
alertes scientifiques sur les menaces pour notre santé ? On peut l’espérer,
mais les progrès que cette instance pourrait apporter resteront limités si
ne sont pas repensées en profondeur les politiques économiques et
industrielles qui garantissent des réponses efficaces aux défis sanitaires
présents et à venir.

Deux ans et demi après le début de la pandémie de Covid-19, la variole du
singe, connue depuis des décennies en Afrique, s’étend dans les pays
riches. La réponse tardive des gouvernements à cette nouvelle menace est
conduite avec des outils développés contre la variole humaine, faute de
financements adaptés lorsqu’elle touchait principalement des pays pauvres.
Des menaces importantes pèsent sur Taïwan, et l’escalade possible des
tensions entre les Etats-Unis et la Chine pourrait avoir un impact direct
sur la production de matière première pharmaceutique, particulièrement
concentrée dans ce pays. La situation n’est pas sans rappeler celle que
nous avons connue en France, au printemps 2020, où notre dépendance envers
la production asiatique, alors arrêtée par les mesures de confinement,
s’était traduite dramatiquement par des tensions sur des médicaments
essentiels dans les hôpitaux.

Lire aussi la tribune : Article réservé à nos abonnés « La situation
internationale nous impose de poser les bases d’une production française de
médicaments »

La philosophe Cynthia Fleury avait qualifié en avril 2020 la pandémie de
Covid-19 de « répétition générale ». Une étude récente de Santé publique
France estime à 30 % le taux de personnes contaminées par le Sars-CoV-2 qui
développe ensuite un Covid long, dont l’ensemble des conséquences sont
encore mal connues, mais qui incluent une augmentation significative des
risques cardio-vasculaires. A ce jour, la pandémie a fait au moins 6,5
millions de morts. Aurions-nous pu y être mieux préparés ?

Notre modèle est mal armé

Ce qui est certain, c’est que des alertes – comme celles concernant les
conséquences sur la santé des déforestations massives, des atteintes à la
biodiversité ou de l’élevage intensif – ont été lancées depuis des
décennies par de nombreux scientifiques, et que celles-ci ne se sont pas
traduites dans les priorités de recherche. Par exemple, la Commission
européenne a refusé en 2015 des financements à des équipes de recherche qui
étudiaient les coronavirus.

Du fait des changements environnementaux, de nouvelles pandémies risquent
d’apparaître, avec des agents pathogènes plus létaux et plus
transmissibles. L’évolution des modes de vies, l’impact humain sur
l’environnement ou encore le changement climatique favorisent par ailleurs
l’explosion de certaines autres pathologies, comme les maladies
cardio-vasculaires, le diabète, les cancers. La résistance aux
antibiotiques, une des pires menaces pour l’humanité selon l’Organisation
mondiale de la santé (OMS), peut compromettre quant à elle des décennies
d’avancées biomédicales et causer un nombre croissant de décès – elle
provoque déjà 35 000 morts par an aux Etats-Unis, 33 000 en Europe, dont 5
000 en France. Des maladies millénaires comme la tuberculose sont par
ailleurs en pleine résurgence. Enfin, le vieillissement de la population à
l’échelle mondiale est également un facteur d’augmentation significatif des
besoins en produits de santé.

Or notre modèle industriel est mal armé pour faire face à ces défis. Si
l’adage selon lequel « la santé n’a pas de prix » revient souvent,
celle-ci, inscrite dans l’économie de marché, en a forcément un. La
disponibilité de produits essentiels et, ainsi, la possibilité pour le
patient de bénéficier de son droit à la santé dépendent donc de choix
économiques, sociaux et industriels, qui doivent être pensés et arbitrés
sur la base de critères rationnels.

L’exemple de la « course aux vaccins » contre le Covid-19 a montré les
limites du système de recherche et de développement – qui repose sur la
compétition entre les développeurs – ainsi que l’opacité sur les contrats
entre firmes et Etats. Malgré les milliards d’euros et de dollars versés
par ces derniers, ceux-ci n’ont pas la main sur la production. Les vaccins
commercialisés à ce jour ciblent la même protéine, l’adaptation aux
nouveaux variants n’a pas suivi avec la rapidité escomptée, et des
candidats prometteurs ont été abandonnés pour des raisons financières.
Ainsi, les succès de ce modèle, en grande partie rendus possibles grâce à
des aides publiques directes, ainsi que par l’utilisation par les firmes
d’acquis issus de la recherche publique, notamment fondamentale, ne doivent
masquer ni les problèmes qu’il pose ni la mobilisation de ressources
considérables – en nombre de participants volontaires et en moyens
financiers – pour le développement de produits similaires au lieu de
développer des gammes différenciées.

Explosion du prix

Car le contrechamp de la recherche sur les vaccins contre le Covid-19 est
bien l’absence de travaux sur des maladies ou épidémies ne touchant que des
pays pauvres ou des populations ne constituant pas des marchés suffisamment
intéressants pour les firmes pharmaceutiques. La variole du singe n’en est
qu’un exemple aux côtés de la dengue, dont le nombre de cas notifiés à
l’OMS a été multiplié par huit en deux décennies, de la maladie du sommeil
et de tant d’autres. Un modèle collaboratif et non compétitif, financé
publiquement, mais avec la mise en place de conditionnalités, permettrait
une meilleure complémentarité des outils développés qui viseraient une
réponse à l’ensemble des besoins des populations.

Le modèle industriel actuel génère par ailleurs des pénuries structurelles
de médicaments, en hausse constante ces dix dernières années – en 2016, 405
signalements ont été réalisés auprès de l’Agence nationale de sécurité du
médicament et des produits de santé ; 1 504 en 2019 et 2 446 en 2021. Elles
résultent notamment du choix des firmes de moins sécuriser les produits
qu’elles jugent peu intéressants financièrement. Des phases essentielles de
la chaîne de production sont externalisées à des sous-traitants en Asie,
limitant souvent le rôle des fabricants européens à celui de façonniers.
Cette fragilité de la chaîne de production occasionne des ruptures
d’approvisionnement et limite l’accès à des médicaments vitaux, réduisant
les chances de guérison des malades.

Ces défaillances structurelles sont fortement aggravées par des facteurs
conjoncturels et par un modèle fonctionnant sur l’offre et la demande, où
les produits disponibles sont très souvent vendus au plus offrant. Ainsi,
en avril 2020, c’est l’interruption de la production en Chine, puis la
fermeture des frontières aux exportations en Inde, qui avaient causé des
tensions fortes sur des médicaments de réanimation en France. A cet égard,
les conflits internationaux et les nouvelles alliances géostratégiques
mettent nos Etats au pied du mur. La Chine et l’Inde produisent 80 % des
principes actifs de médicaments utilisés en Europe. D’un jour à l’autre,
les exportations peuvent être stoppées et l’acheminement de vrac
pharmaceutique ralenti ou interrompu.

En parallèle de ces ruptures d’approvisionnement sur des traitements
essentiels très anciens – pour certains synthétisés pour la première fois à
la fin du XIXe siècle –, une dynamique d’explosion du prix des médicaments,
que rien de concret ne justifie, met en danger notre système de santé basé
sur la solidarité, comme l’indiquait le Comité consultatif national
d’éthique en novembre 2020. Exemple saillant de ce phénomène, la mise sur
le marché d’un médicament développé sur fonds caritatifs et publics,
commercialisé par la firme Novartis, à 2 millions d’euros l’injection en
2019. Cette inflation constante depuis plus de dix ans peut amener les
autorités sanitaires à limiter le nombre de bénéficiaires d’un traitement
pour des raisons autres que médicales.

Sans accès à la santé, rien n’est envisageable

En mai 2019, conscients que l’opacité sur la chaîne du médicament
constituait une menace importante pour les systèmes de santé, en empêchant
la mise en œuvre de politiques rationnelles, les Etats membres de l’OMS –
dont la France – s’étaient engagés à mettre en œuvre la transparence sur
les marchés pharmaceutiques et les produits de santé. Trois ans plus tard,
seule une petite partie de cette résolution a été mise en œuvre dans
l’Hexagone. Cette transparence est essentielle car elle permettrait au
régulateur public de disposer d’informations décisives. L’Etat retrouverait
un poids dans le rapport de force avec les industriels. Une production
publique française ou européenne, notamment de matière première,
permettrait également de renforcer les pouvoirs publics dans ces
discussions, tout en contribuant à pallier les pénuries de médicaments
essentiels et à rendre moins vulnérables nos pays aux tensions
géopolitiques. Mieux se préparer aux pandémies impliquerait aussi un
meilleur financement de la recherche fondamentale et clinique, qui tienne
compte du temps long nécessaire à ces études, incompatible avec les
perspectives à court terme qu’imposent les logiques marchandes.

Sans accès à la santé, rien n’est envisageable : ni avenir serein ni
activité économique. Cela vaut à l’échelle de l’individu, mais aussi au
niveau populationnel. L’économie de pays entiers peut être paralysée par
des menaces sanitaires auxquelles nous sommes collectivement mal préparés.
Comment les Etats peuvent-ils coordonner, superviser, orchestrer cette
recherche et cette production ? En mobilisant quels acteurs ?

« Le jour d’après ne ressemblera pas aux jours d’avant », avait promis le
président Emmanuel Macron le 30 mars 2020. Cela ne s’est pas traduit dans
les politiques du médicament, où les logiques qui nous mènent à l’impasse
ont été renforcées entre-temps. Aucun débat sur ces enjeux vitaux n’a
émergé pendant les deux campagnes électorales, ni depuis. Quelles que
soient les causes de ce silence, il est aujourd’hui urgent de penser et
d’agir en termes d’intérêts publics. Il est donc indispensable que médias,
société civile et responsables politiques s’emparent de ce sujet, et que le
droit à la santé s’ancre enfin dans des politiques économiques et
industrielles au service de tous. L’apparente complexité technique ne peut
masquer l’évidence des principes éthiques en jeu, et le fait que tant de
vies en dépendent.

Pauline Londeix et Jérôme Martin, cont cofondateurs de l’Observatoire de la
transparence dans les politiques du médicament, coauteurs de « Combien
coûtent nos vies ? » (10/18, 112 pages, 6 euros).

Pauline Londeix(Cofondatrice de l’Observatoire de la transparence dans les
politiques du médicament) et Jérôme Martin(Cofondateur de l’Observatoire de
la transparence dans les politiques du médicament)

Bjr aux e-mediens,
Cet article de Mme Londeix et Mr Martin, devrait nous interpeller, car les enjeux et défis relevés en France comme dans tous les pays industrialisés en matière d’industrialisation pharmaceutique, doivent amener les Instances africaines à s’inspirer de ces leçons apprises.
La question posée est totalement pertinente : Comment les Etats peuvent-ils coordonner, superviser, orchestrer cette
recherche et cette production ? En mobilisant quels acteurs ?
Les décisions prises par le NEPAD/UA et le CDC Africa sont à saluer concernant la production des vaccins, après avoir adopté une stratégie de Pôles d’excellence, reposant sur 4 ou 5 pays, et ainsi limiter les risques de compétition contre-productive entre les pays ; L’idée étant d’amener à la création de champions régionaux.
Au-delà de la production des vaccins, cette stratégie devrait se décliner également pour la production des principes actifs et matières 1ères, pour la RetD et les capacités à mener des essais cliniques, pour la production des médicaments génériques et des capacités de contrôle de la qualité, sans omettre la bioéquivalence, pour la formation des RH aux métiers de l’industrie pharmaceutique, pour les performances de la régulation du secteur…
Quelle est la Communauté Economique Régionale qui se serait dotée d’une Politique et d’une stratégie pour l’industrialisation pharmaceutique ? Le PMPA porté par l’UA et le plan régional pharmaceutique de la CEDEAO, ont ils été récemment évalués et actualisés pour s’inscrire dans la dynamique actuelle ?
J’ai l’impression, mais j’espère me tromper, que nous assistons de nouveau à des projets industriels concurrents entre pays, sans un pilote qui devrait permettre l’émergence de champions régionaux, de façon à répondre au plus vite aux besoins des populations et à être pré-sélectionnés par des mécanismes d’achats groupés tels que le PPM du FM.
Les Communautés Economiques Régionales devraient établir des stratégies d’industrialisation pharmaceutique basées sur la création de Pôles d’Excellence dans les domaines de la RetD/EC, Production, RH, Régulation, Achats groupés, notamment.
Un tel sujet devrait susciter le débat…
À vos plumes
Très confraternellement
Christophe Rochigneux
Expert pharmacien, Expertise France / Groupe AFD, Côte d’Ivoire