Entretien / Dr Kouassi Parfait (Président de l`ordre des Pharmaciens de Côte
d`Ivoire): Face aux médicaments de la rue, il y a une irresponsabilité
d`Etat
Publié le mardi 28 juin 2011 | Le Patriote
http://news.abidjan.net/h/402821.html
Le secteur pharmaceutique n`a pas été épargné par la crise postélectorale
ivoirienne. Dans cet entretien, le président de l`ordre des pharmaciens de
Côte d`Ivoire fait le point de la situation et appelle le gouvernement à
secourir ce secteur vital pour la population.
Le Patriote : Quel est le niveau de l`impact de cette crise sur le secteur
pharmaceutique?
Dr. Kouassi Parfait : Votre question me permet de revenir sur l`ensemble des
éléments qui ont touché notre secteur, pour clarifier des choses qui ont pu
donner lieu à toutes sortes d`interprétations, bien souvent dans un but de
manipulation politicienne. Et notamment sur la fameuse question de l`embargo
de l`Union Européenne. Le premier choc que notre secteur a subi a été
consécutif à la défaillance du système bancaire qui a de facto mis les
opérateurs du secteur devant l`impossibilité de régler leurs fournisseurs.
Les avoirs des sociétés étaient bloqués et aucun virement n`était plus
possible. Or, 90% des médicaments sont importés d`Europe. Les fournisseurs
non réglés n`acceptaient plus de nous approvisionner, d`où les risques
potentiels de pénurie que j`avais évoqués si rien n`était fait. Concernant
l`embargo de l`UE, il ne s`est jamais agi d`un embargo sur les médicaments.
Cette mesure ne concernait que les ports. Je me suis attelé pendant la crise
à le préciser. Je me suis déplacé jusqu`à Bruxelles pour me voir préciser
cela par l`UE. Les médicaments ont toujours été considérés comme des
produits spéciaux, prioritaires, même dans les conflits les plus aigus, et
jamais soumis à restriction.
LP : Si l`embargo ne concernait pas les médicaments, il a tout même impacté
sur le secteur...
PK : En effet, cet embargo sur les ports a eu un impact indirect sur les
circuits d`approvisionnement, du fait que les containers ne pouvaient plus
arriver aux ports de Côte d`Ivoire. Cette situation était donc une
contrainte nouvelle. Et Il y a eu une période de flottement, parce qu`il a
fallu se réorganiser pour trouver des solutions de remplacement. Très vite,
les opérateurs du secteur ont trouvé des voies palliatives. Un système de
débrouillardise s`est mis sur pied entre les entreprises exportatrices de
Côte d`Ivoire qui étaient payées en Europe, et donc qui avaient besoin de
faire venir ces fonds dans le pays, et les entreprises importatrices
ivoiriennes qui étaient dans la situation inverse. Ces entreprises se sont
donc réunies et dans un système d`échanges de fonds hors système bancaire,
les sociétés exportatrices ont mis à la disposition des sociétés
importatrices leurs fonds en Europe contre des fonds en Côte d`Ivoire. Cela
a permis de payer les fournisseurs en Europe.
LP : Et comment acheminiez-vous les médicaments en Côte d`Ivoire ?
PK : Les opérateurs ont utilisé les ports voisins comme ceux de Lomé, de
Tema ou de Dakar, puis par cabotage, les containers ont été déroutés vers
Abidjan par des bateaux ne battant pas pavillon de l`UE. Voici comment les
médicaments ont pu arriver en Côte d`Ivoire et que nous avons évité la
pénurie. Le deuxième choc de cette crise, et de loin le plus déplorable, ce
sont les pillages et les saccages. L`ordre des pharmaciens a répertorié à ce
jour, 68 officines de pharmacie et un grossiste répartiteur qui ont été
pillés et saccagés. Les officines de la commune d`Abobo ont été les
premières touchées. Elles ont fermé pendant plus d`un mois et demi lors des
combats dans cette zone, pour finir par être pillées pour certaines. A
Yopougon, la situation est encore plus dramatique. Les deux tiers des
officines ne sont à ce jour pas encore opérationnelles et la moitié d`entre
elles a été entièrement pillée et saccagée.
LP : A combien estimez-vous les pertes que le secteur a subies ?
PK : Nous estimons entre 3 et 4 milliards de FCFA le montant des dommages.
Cet impact est d`autant plus dommageable qu`il intervient après différents
chocs que le pays et notre secteur a connus. Déjà, lors de la crise en 2002,
les grossistes répartiteurs et les officines de pharmacies avaient déjà
connu des pertes importantes en zone CNO. Ces pertes n`ont jamais été ni
compensés ni dédommagés par l`Etat, en dépit des promesses. En 2004, la
chasse aux entreprises françaises n`a pas épargné le secteur pharmaceutique.
Enfin et plus grave est que beaucoup de pharmaciens qui avaient déjà subi le
choc et des pertes en 2002 en zone CNO et qui se sont réinstallés en zone
sud, ont vu leurs officines pillées et saccagées de nouveau. C`est un vrai
drame, et l`Etat doit faire quelque chose pour ces pharmaciens car il ne
leur est plus possible de se relever tout seuls.
LP : Quelles sont les mesures que vous attendez du gouvernement?
PK : J`exhorte les nouvelles autorités à se pencher sur notre secteur
d`activité, de l`aider à se relancer afin qu`il continue de jouer son rôle
de santé publique. Je voudrais préciser que 85% de l`offre de médicaments en
Côte d`Ivoire est assuré par le secteur privé, contre 15% qui est assuré par
le public. C`est dire toute l`importance de ce secteur dans l`équilibre
sanitaire national. Il faut sauvegarder cela. Je voudrais indiquer que le
secteur public a été affecté aussi par la crise. Mais ce secteur a pu très
vite être remis sur pied grâce aux appuis internationaux, chose que nous
saluons. Mais le privé ne bénéficie pas de la même assistance et il faut
remédier à cela.
LP: Il y a toujours l`éternelle question des médicaments de la rue. Quel est
le niveau du phénomène actuellement?
PK: La situation aujourd`hui s`est considérablement dégradée. Je vous
parlais plus haut de saccages et de pillages d`officines et même d`un
grossiste répartiteur. Ce sont des quantités considérables de médicaments
qui ont été emportées. J`ai toujours dit que le phénomène des médicaments
dans les rues, créait une insécurité particulière sur les établissements
pharmaceutiques. Nous en avons la preuve patente aujourd`hui. Si des
grossistes et des officines sont pillés, c`est bien parce qu`il existe des
circuits pour écouler ces médicaments. Et ce circuit, c`est la rue, c`est
Adjamé roxy. N`oublions jamais que c`est le receleur qui fait le voleur.
LP : Pourquoi en dépit des nombreux efforts, le combat contre les
médicaments de la rue n`est pas gagné?
PK: Ce qui nous a manqué jusque-là dans cette lutte, c`est la volonté
politique. Vous savez combien dans nos pays le politique impacte tous les
secteurs de la vie nationale. Il n`est pas possible de mener un combat aussi
justifié qu`il soit, seulement par les structures professionnelles que nous
sommes. Nous avons toujours interpellé les autorités et ce, d`autant plus
que ce sont elles qui disposent de la force régalienne de répression. Le
secteur pharmaceutique est sous monopole professionnel. Il faut avoir la
qualité de pharmacien pour pouvoir dispenser les médicaments. Si ces
dispositions existent, ce ne sont pas les pharmaciens qui les ont prises
mais le législateur. Il faut donc appliquer la loi. Face aux médicaments de
la rue, je n`ai pas peur de le dire, il y a une irresponsabilité d`Etat. Des
pays comme le Burkina Faso ont pris leurs responsabilités et les forces de
l`ordre ne laissent passer aucune trace de vente de médicaments dans les
rues. Nous espérons que les nouvelles autorités seront animées d`une telle
volonté de remettre la Côte d`Ivoire à l`endroit sur ce point. Je voudrais
interpeller spécialement le maire d`Adjamé. Sa commune abrite le site de
Roxy, qui est le plus grand marché de médicaments de rue d`Afrique. A
l`instar de son collègue, le maire du Plateau qui a déguerpi le site de la
Sorbonne, nous invitons le maire d`Adjamé à déguerpir Roxy, ce lieu devenu
symbole de l`anarchie médicamenteuse et du je m`en foutisme médicamenteux à
l`ivoirienne.
LP: Vous avez foi dans les nouvelles autorités?
PK : Tout changement est bercé d`espoir. Le président Ouattara a été le seul
candidat à prévoir dans son programme de gouvernement la lutte contre les
médicaments de la rue. Nous avons donc espoir qu`il tienne parole. Je
voudrais rappeler au président cet engagement. Nous y tenons absolument
parce que la Côte d`Ivoire ne peut pas continuer dans cette voie
d`informelisation même des secteurs qui agissent sur la vie des gens, comme
celui du médicament. Le président a aussi prévu l`assurance maladie pour
tous, cela est essentiel. Il faut donc absolument mettre en place un système
d`assurance maladie pour tous, pour assurer la santé à tous. Rappelons-nous
qu`il n`y a de richesse que d`hommes. La santé constitue avec l`éducation et
la sécurité, la base des obligations régaliennes de tout état sérieux. Or la
Côte d`Ivoire est un pays sérieux.
Par Alexandre Lebel Ilboudo