[e-med] Novartis affronte le Parlement indien, par Jean-Hervé Bradol

Novartis affronte le Parlement indien, par Jean-Herv� Bradol
LE MONDE | 28.02.07 | 14h15 � Rubrique Opinion
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3232,36-877211,0.html

L'application des r�gles du commerce international aux m�dicaments provoque une r�action tr�s agressive de la part de quelques grandes entreprises pharmaceutiques qui craignent la disparition d'un monopole sur la vente d'un de leurs produits. Le proc�s intent� par Novartis � l'Etat indien illustre cette situation. La justice indienne refuse au laboratoire pharmaceutique la d�livrance d'un brevet pour l'un de ses m�dicaments, au motif que celui-ci ne constitue pas une innovation.

Le monopole d�coulant de la d�livrance d'un brevet, qui annule le principe de libre concurrence, est cens� r�compenser une invention originale. En l'occurrence, le m�dicament en cause est un d�riv� (un "sel") de l'Imatinib, un excellent m�dicament contre le cancer, brevet� aux Etats-Unis et en Europe en 1993. Apr�s un examen minutieux, la justice indienne a r�pondu en substance : il n'y a pas de diff�rence significative entre ce d�riv� et le produit d'origine, il ne peut donc y avoir un nouveau brevet. L'affaire aurait pu s'arr�ter l�. Mais Novartis attaque maintenant, devant la justice indienne, l'article de loi qui a permis de rendre ce jugement. Rien de moins.

Selon Novartis, la loi vot�e par le Parlement indien en 2005, � la suite de son adh�sion � l'Organisation mondiale du commerce (OMC), ne respecterait pas l'accord de l'OMC sur les aspects des droits de propri�t� intellectuelle qui touchent au commerce (Adpic). Pourtant, aucune plainte n'a �t� d�pos�e contre l'Inde. En r�alit�, d�s la cr�ation de l'OMC en 1995, l'accord sur les Adpic autorisait les Etats, notamment pour r�pondre � des imp�ratifs de sant� publique, � favoriser la fabrication de g�n�riques et, ainsi, la concurrence entre producteurs.

Les conditions d'application de cette mesure ont �t� pr�cis�es d�s l'ouverture du cycle de Doha en 2001. Et, en 2003, l'OMC a adopt� � Gen�ve les mesures qui encadrent, de mani�re draconienne, l'exportation de ces m�dicaments g�n�riques. Des laboratoires, comme Novartis, veulent ind�ment �tendre la dur�e de leur monopole sur la vente d'un m�dicament. Car, selon eux, les efforts de recherche et de d�veloppement (R & D) pourraient s'effondrer s'ils n'�taient pas suffisamment r�compens�s par la d�livrance de brevets et les b�n�fices qu'ils g�n�rent.

DANGER R�EL

Ce raisonnement ne r�siste pas plus � l'�preuve des faits que celui du non-respect de la propri�t� intellectuelle. La recherche est largement r�tribu�e, comme en t�moigne un march� international du m�dicament qui a doubl� ces derni�res ann�es, passant de 300 � 600 milliards de dollars (457 millions d'euros) entre 1999 et 2005. Les profits des grands laboratoires sont parmi les plus �lev�s du secteur industriel, et les r�gles r�gissant la propri�t� intellectuelle, si ch�re � leurs yeux, s'appliquent d�sormais � l'Inde et � la Chine devenues membres de l'OMC.

Pour les malades des pays pauvres, les retomb�es de la recherche m�dicale sont plus que limit�es. Ces trente derni�res ann�es, seulement 1 % des m�dicaments mis sur le march� concernent les maladies qui s�vissent essentiellement dans les pays du Sud, comme la tuberculose, le paludisme ou encore la maladie du sommeil. Entre 1975 et 2004, seulement 21 mol�cules sur les 1 556 mises sur le march� �taient destin�es � traiter ces maladies n�glig�es. Par ailleurs, l'Inde est devenue une source vitale de m�dicaments � prix abordables et fournit 50 % de ceux utilis�s pour le traitement du sida dans ces pays.

Pour M�decins sans fronti�res, dont le tiers des d�penses en m�dicaments sont r�alis�es en Inde, le danger est r�el. L'affaiblissement de la concurrence sur un march� du m�dicament d�j� marqu� par des p�nuries et des prix �lev�s pour les malades les plus pauvres entra�nerait une nouvelle envol�e des prix. L'exemple des traitements contre le sida est, l� encore, r�v�lateur. Avant l'arriv�e des productions g�n�riques indiennes, au d�but des ann�es 2000, les prix �taient cent fois plus �lev�s qu'aujourd'hui et �videmment hors de port�e pour les pays o� la maladie fait le plus de victimes.

Nous sommes ainsi bien loin de l'image donn�e par les laboratoires pharmaceutiques selon laquelle ils seraient victimes de violations r�p�t�es du droit de la propri�t� intellectuelle. A travers cette rh�torique, ils tendent � criminaliser la production de g�n�riques, bien que celle-ci soit pr�vue, dans des conditions tr�s restrictives, par les r�gles du commerce international.

Si l'on y regarde de plus pr�s, cette affaire ne met pas en pr�sence un g�nial inventeur d�poss�d� des b�n�fices de son invention, mais des commer�ants confortablement install�s sur un march� prot�g� de la concurrence, gr�ce au soutien des pays les plus puissants, en dehors de toute rationalit� �conomique et sanitaire et � l'encontre des r�gles de l'OMC. On assiste en fait � un changement de paradigme : les brevets ne sont plus l� pour r�compenser l'invention, mais pour prolonger la rente des industriels. En la d�fendant, ces derniers menacent l'acc�s aux m�dicaments d'une importante part de l'humanit�.

Jean-Herv� Bradol est pr�sident de M�decins sans fronti�res.