[e-med] Nuages sur l'avenir de l'Inde "pharmacie du monde"

Nuages sur l'avenir de l'Inde "pharmacie du monde"
> 17.06.10 | 14h43 . Mis à jour le 17.06.10 | 14h45

New Delhi Correspondant en Asie du Sud
Loon Gangte est "inquiet". Tee-shirt noir et yeux bridés des habitants du
Nord-Est indien, le président du Delhi Network of Positive People (NDPP)
reçoit en son bureau logé dans une venelle cabossée d'un faubourg de la
capitale indienne. Son inquiétude ? L'Europe.

http://www.lemonde.fr/planete/article/2010/06/17/nuages-sur-l-avenir-de-l-inde-pharmacie-du-monde_1374386_3244.html#xtor=AL-32280340

Un marché en croissance
Brevet. Il accorde à son détenteur une exclusivité pendant vingt ans sur une
molécule. A son échéance, des médicaments équivalents à l'original peuvent
être commercialisés par d'autres producteurs.
Marché. En 2009, les génériques représentaient un marché de 68 milliards
d'euros sur le marché mondial du médicament, dépassant 670 milliards
d'euros. Ils pourraient atteindre 122 milliards d'euros d'ici à 2015.
Consommation. Les génériques représentent un tiers des médicaments dans les
pays développés et deux tiers dans les pays pauvres.

Tête d'affiche de la mouvance des défenseurs des victimes du sida, Loon
Gangte ne cesse de sonner l'alarme à propos des négociations en cours entre
l'Union européenne (UE) et l'Inde sur un accord de libre-échange aux vastes
implications dans le domaine de la propriété intellectuelle. La crainte de
Loon Gangte, c'est que ce futur accord - dont la signature est attendue
avant la fin de l'année -, fragilise une industrie indienne des médicaments
génériques jusqu'à présent très dynamique et hypothèque donc l'accès à des
traitements bon marché.
Dans un pays où le nombre de séropositifs se chiffre à 2,3 millions de
personnes, et où les dispositifs de protection sociale sont embryonnaires,
l'affaire est d'une extrême sensibilité. "C'est une question de vie et de
mort pour nous", met en garde Loon Gangte, lui-même séropositif depuis 1997.
L'inquiétude est relayée par Médecins sans frontières (MSF) qui
s'approvisionne généreusement depuis la fin des années 1990 en cocktails
antirétroviraux auprès des producteurs de génériques indiens pour les
redistribuer à travers le monde, notamment en Afrique.
L'Inde des génériques, cette fameuse "pharmacie du monde", serait-elle en
danger ? Serait-elle menacée par un alignement inexorable sur les normes de
propriété intellectuelle imposées par l'adhésion de New Delhi à
l'Organisation mondiale du commerce (OMC) remontant à 1995 ? Déjà, l'Inde
avait dû adopter une loi en 2005 reconnaissant l'existence de brevets dans
le domaine pharmaceutique (déniée aux producteurs originaux en 1972 par
l'ex-première ministre Indira Gandhi) tout en introduisant des garde-fous
protégeant dans une certaine mesure les intérêts de l'industrie nationale
des génériques. Mais au-delà de cette insertion dans le droit indien des
accords Aspects du droit de la propriété intellectuelle relatifs au commerce
(ADPIC), l'Inde est maintenant incitée de signer des accords bilatéraux
durcissant encore les verrous, prix à payer à son intégration dans le
village global.
La pression vient d'Europe comme des Etats-Unis où s'activent les sociétés
pharmaceutiques multinationales qui ont toujours dénoncé le "piratage
intellectuel" en cours, en Inde, à une vaste échelle. Le marché indien est
dominé à 95 % par les médicaments génériques, et à 80 % par des compagnies
nationales.
L'UE a beau se montrer rassurante, expliquant à la presse indienne que le
futur accord ne limitera en aucun cas la "capacité de l'Inde à produire et à
exporter des médicaments sauvant des vies", le scepticisme domine autant
dans les milieux associatifs que chez les producteurs indiens. L'inquiétude
générale a récemment été attisée par la fuite d'une version provisoire de
l'accord.
Le texte est à ce stade sans valeur juridique, mais les défenseurs de
l'industrie générique indienne le brandissent comme la preuve du complot en
train de se tramer. Trois dispositions retiennent toute leur attention. En
premier lieu, la clause dite de l'"exclusivité des données" rendrait plus
difficile l'agrément par l'autorité administrative indienne d'un médicament
générique en se basant sur les essais déjà effectués par le producteur
original, propriétaire d'informations jugées "confidentielles". Une deuxième
clause permettrait de rallonger la longévité du brevet en ajoutant à sa
durée de vie légale (en général vingt ans) le délai de traitement de la
requête par l'autorité administrative indienne (en moyenne trois ans).
Enfin, l'accord faciliterait les pratiques de saisine à la frontière de
cargaisons de génériques en transit vers des pays tiers. Déjà, les douanes
européennes ont confisqué, sur la base de plaintes émises par des
producteurs originaux, des chargements venant d'Inde et, notamment, destinés
à l'Afrique.
L'estocade fatale ? Ce projet d'accord ne fait que renforcer le pessimisme
de certains professionnels indiens sur leur avenir. "En 2015, les
multinationales contrôleront tout le marché", annonce tout de go Yusuf
Hamied, le flamboyant patron du groupe Cipla - producteur de formules
génériques de cocktails antirétroviraux - célébré, un temps, comme un "Robin
des Bois" ouvrant l'accès aux soins des plus pauvres.
Déjà, les compagnies étrangères se glissent en Inde, multipliant les
acquisitions à prix fort - Ranbaxy par Daïchi Sankyo et une partie de
Piramal par Abbott - afin de surfer sur un marché en croissance moyenne de
12 % à 13 % et dont PricewaterhouseCoopers anticipe qu'il vaudra 50
milliards de dollars (40,7 milliards d'euros) en 2020.
La disparition des champions nationaux de l'Inde générique ? "Sûrement pas",
nuance Dilip Shah, secrétaire général de l'Alliance indienne pharmaceutique,
plus optimiste. Selon lui, l'axe Brésil-Inde-Chine-Afrique du Sud va
"renforcer son unité et résister" à l'offensive actuelle des
multinationales.
Frédéric Bobin