A Brasilia, le débat sur les brevets rebondit
LE MONDE | 28.07.05 | 11h46 . Mis à jour le 28.07.05 | 11h58
RIO DE JANEIRO de notre envoyé spécial
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3222,36-675922@51-643173,0.html
La crise que connaît actuellement le gouvernement brésilien et en premier
lieu le Parti des travailleurs (PT, gauche) du président Luiz Inacio Lula da
Silva, empêtré dans un scandale de corruption, a eu des répercussions
inattendues dans l'épreuve de force qui oppose Brasilia et le laboratoire
américain Abbott à propos d'un médicament antisida, le Kaletra. Après avoir
menacé le laboratoire de casser son brevet s'il s'obstinait à ne pas baisser
le prix élevé de cette combinaison de deux molécules actives contre le virus
du sida (VIH), l'un des derniers actes publics d'Humberto Costa avant de
quitter le ministère de la santé aura été d'annoncer qu'un accord avait été
trouvé, accord dénoncé comme trop favorable au laboratoire par les
associations antisida, mais pas seulement elles.
A peine installé, le nouveau ministre, Saraiva Felipe, a pris le contre-pied
de son prédécesseur en affirmant qu'il n'y avait eu aucun accord et que la
question restait posée de passer outre le brevet en autorisant la production
locale au nom de l'"intérêt national", comme le permet la loi brésilienne
sur la propriété intellectuelle. Au cour de cette bataille se trouve la
viabilité du programme brésilien contre le sida et les infections
sexuellement transmissibles.
"Après la longue période de la dictature militaire [1964-1985], le Brésil
s'est doté en 1988 du Système unique de santé (SUS), équivalent brésilien de
la Sécurité sociale, rappelle le docteur Pedro Chequer, directeur du
programme. Il connaît des problèmes et il faut lutter pour l'améliorer, mais
il garantit un dispositif où la santé est un droit de tous les citoyens et
un devoir de l'Etat. Le sida a été un terrain de conflit entre le
gouvernement et la société civile. Le gouvernement qui cherchait une
alliance avec la société civile a dû répondre à son attente et mettre en
place une législation garantissant l'accès universel et gratuit aux
traitements pour les malades du sida." Malgré ses imperfections, le
programme brésilien a été salué comme un modèle du genre, y compris par
l'Organisation mondiale de la santé et l'Onusida. Mais le coût de ce
programme ne cesse de s'élever du fait du coût des médicaments
antirétroviraux les plus récents. "Une partie des médicaments que nous
utilisons est fabriquée au Brésil, principalement par le laboratoire public
Far-Manguinhos, mais en 2004, nous avons dû acheter pour 620 millions de
reals [220 millions d'euros] d'antirétroviraux, indique Pedro Chequer. En
2005, nous y avons consacré 1 milliard de reals [356 millions d'euros] et
nous prévoyons 1,5 milliard de reals [434 millions d'euros] pour 2006."
Vice-président de Pela Vidda, l'une des associations de lutte contre le sida
les plus dynamiques du Brésil, Willian Amaral s'indigne : "70 % des dépenses
d'antirétroviraux sont consacrées à l'achat de trois médicaments, dont le
Kaletra."
En 1996, le Brésil a adopté une nouvelle législation sur la propriété
intellectuelle. "C'est une législation pragmatique, parfaitement en accord
avec les règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) dans ce
domaine, résume Jorge Avila, vice-président de l'Institut national de la
propriété industrielle. Nous avons même été le premier pays en développement
à modifier sa législation pour cette mise en conformité avec les accords de
l'OMC." Cette loi permet la remise en cause d'un brevet dans trois
situations : un abus, en particulier en matière de prix, de la part du
détenteur du brevet, l'urgence nationale et l'intérêt public. "Dans le cas
du Kaletra, le gouvernement a invoqué l'intérêt public, ce qui contraint le
laboratoire à négocier. En cas de refus ou d'échec, le gouvernement peut
décréter une licence obligatoire permettant la fabrication locale du
produit", précise Jorge Avila.
Une proposition de loi du député Roberto Gouveia (PT) visant à interdire de
breveter les médicaments antirétroviraux a passé avec succès, le 1er juin,
la première étape du débat parlementaire. Elle doit être examinée par le
Sénat à une date non encore fixée. En cas d'adoption, elle serait soumise
pour validation définitive au président de la République. D'ici là,
l'affaire du Kaletra prend des allures de test. Dans une proposition écrite
au gouvernement brésilien, le laboratoire Abbott a proposé de réduire à 0,99
dollar le prix du comprimé de Kaletra vendu en 2006, avec une diminution
progressive jusqu'à 0,72 dollar en 2010, deux ans avant l'expiration du
brevet. Pour ce médicament actuellement pris par 23 400 malades au Brésil,
les autorités ont réclamé un prix unitaire de 0,68 dollar.
Dans ce dossier, les craintes de représailles économiques de la part des
Etats-Unis ont jusqu'ici divisé les dirigeants brésiliens sur l'attitude à
adopter : privilégier un accord ou aller vers une licence obligatoire. La
tenue à Rio de Janeiro, du 23 au 27 juillet, de la conférence de la Société
internationale du sida pourrait permettre aux autorités brésiliennes de
choisir la fermeté face au laboratoire Abbott.
Paul Benkimoun