E-MED:Assurance-maladie : la cruelle le�on am�ricaine
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POINT DE VUE
Assurance-maladie : la cruelle le�on am�ricaine, par Philippe Pignarre
LE MONDE | 08.01.04 | 13h50
Les am�ricains ont d�battu tout au long de l'ann�e 2003 de leur mod�le
d'assurance-maladie, � l'occasion de la mise en place d'un syst�me de
remboursement des m�dicaments pour les personnes �g�es ayant de faibles
revenus et ne disposant pas d'une assurance priv�e. Jusqu'� pr�sent, leurs
d�penses de sant� � l'h�pital �taient prises en charge par les pouvoirs
publics dans le cadre du programme Medicare, mais, hors de l'h�pital, les
m�dicaments restaient � la charge totale des patients. Ce d�bat pourrait
�tre tr�s instructif pour le public fran�ais.
Les syst�mes d'assurance-maladie am�ricain et fran�ais se situent aux
extr�mit�s d'un spectre qui va du plus individualiste au plus collectif.
Toutes les r�formes imagin�es aujourd'hui en France pour r�soudre nos
difficult�s tendent � nous rapprocher du syst�me am�ricain. Autant donc
conna�tre ses effets. Pour le faire sans �tre accus� de parti pris
antiam�ricain, le mieux �tait de laisser la parole aux observateurs
am�ricains eux-m�mes.
Aux Etats-Unis, les grands laboratoires pharmaceutiques fixent librement le
prix public de leurs m�dicaments. D�sormais, � chaque fois que le
gouvernement am�ricain n�gocie un accord commercial, il tente d'inclure une
clause �tendant ce syst�me et retirant tout pouvoir de n�gociation aux Etats
nationaux sur les prix des m�dicaments. L'Australie est aujourd'hui la
premi�re cible.
Effray� par les cons�quences �lectorales, son gouvernement a jusqu'� pr�sent
r�sist�. Mais ce n'est que partie remise.
Mais comment limiter alors la toute-puissance de l'industrie pharmaceutique
? Si les laboratoires fixent librement leurs prix, on risque en effet
d'assister rapidement � un doublement, voire � un triplement du prix des
principaux m�dicaments. Pourquoi se g�ner s'il n'y a aucune limite ? Ce
serait le moyen pour les industriels de maintenir les profits tr�s �lev�s
qu'ils ont jusqu'� pr�sent garantis � leurs actionnaires alors que le rythme
de l'innovation s'est s�rieusement ralenti.
Cela ferait rapidement exploser les syst�mes de remboursement. La libert�
des prix n'est possible que s'il n'existe pas une S�curit� sociale nationale
sur les mod�les europ�ens, australien ou canadien, qui ne peut fonctionner
que si les d�penses sont contr�l�es et donc les prix fix�s par les pouvoirs
publics. Mais par quoi remplacer la S�curit� sociale, car personne ne veut
par ailleurs d'un syst�me sans assurance qui entra�nerait - en plus de
d�sordres politiques - une baisse consid�rable de la consommation et la
ruine des industriels ?
L'id�e est de faire g�rer la S�curit� sociale par des assurances priv�es en
concurrence. Elles ont la possibilit�, chacune pour son propre compte, de
n�gocier les prix avec les industriels. Les compagnies d'assurances priv�es
n�gocient des rabais sur les prix publics (libres) avec chaque laboratoire.
Comment y arrivent-elles ? Les assurances ont un moyen de pression : elles
�tablissent des "formulaires" o� sont inscrits les m�dicaments qu'elles
prennent en charge (les autres ne sont pas rembours�s, sauf apr�s une longue
proc�dure � l'issue de laquelle une autorisation provisoire peut �tre
accord�e dans un cas pr�cis).
De quelle ampleur sont les rabais ainsi obtenus ? C'est un secret, mais on
estime qu'ils varient entre 20 % et 50 %. Dans la m�me logique, elles sont
amen�es � cr�er des r�seaux de m�decins et d'h�pitaux que leurs adh�rents
doivent obligatoirement consulter pour �tre rembours�s. Elles dictent aux
m�decins jusqu'� la dur�e de la consultation. Dans les projets de r�forme
fran�ais, on appelle cela le "panier de soins". C'est donc seulement en
limitant la liste des m�dicaments accessibles et, plus g�n�ralement, des
soins accessibles que les Am�ricains arrivent � contr�ler leurs prix.
Pour lib�rer les prix des m�dicaments, il faut amener les Etats � d�manteler
leur syst�me de couverture sociale nationale. Ou, inversement, en
d�mantelant la S�curit� sociale, on rend possible une future lib�ration des
prix des m�dicaments.
Ce syst�me a un effet d'exclusion imm�diat : le contr�le partiel des prix ne
concerne plus que les personnes assur�es. Celles qui n'ont pas d'assurance -
souvent les plus pauvres, travaillant dans de petites entreprises o� il n'y
a pas de couverture sociale - paient les m�dicaments � leur prix public, le
plus �lev�.
C'est ici qu'�clate toute la diff�rence entre un syst�me fond� sur la
solidarit�, qui doit profiter aux plus pauvres, et un syst�me d'assurance
qui limite les risques en fonction des investissements que chaque individu
peut faire. C'est la diff�rence entre l'Etat-providence, le Welfare State,
et ce que certains th�oriciens am�ricains appellent d�sormais l'Enabling
State, l'Etat "qui rend capable l'individu".
C'est une v�ritable r�volution sociale qui nous est propos�e avec l'Enabling
State. L'Etat abandonne toutes ses fonctions de protection sociale :
retraites, ch�mage, assurance-maladie, et les remet entre les mains de
soci�t�s priv�es. Toute sp�cificit� est retir�e aux soci�t�s organis�es sous
forme mutualis�e, � l'origine de toutes les formes socialis�es de
redistribution. Les mutuelles sont mises dans l'obligation l�gale de
fonctionner sur le mod�le des assurances priv�es.
L'Etat n'intervient plus qu'en dispensant des r�ductions d'imp�t, forc�ment
in�galitaires. C'est la voie prise en France avec la r�forme des retraites :
les "compl�mentaires", que chacun est d�sormais appel� � souscrire,
donneront droit � une r�duction de l'imp�t sur le revenu. Tant pis pour les
plus pauvres, qui n'en paient pas ou peu : l'Etat ne pourra pas les aider �
se constituer une rente !
Le choix politique, pour les Am�ricains, est : avoir acc�s � tous les
m�dicaments, mais � des prix tr�s �lev�s, ou limiter les prix, mais n'avoir
alors acc�s qu'� un nombre limit� d'entre eux. C'est le type m�me
d'alternative dans laquelle le lib�ralisme aime enfermer les populations et
des gouvernements faussement na�fs. Toute autre solution semble alors hors
de port�e. Le pi�ge se referme. On cr�e le sentiment qu'il n'y a aucune
mani�re rationnelle de sortir d'une alternative infernale.
Plus les compagnies d'assurances sont puissantes et repr�sentent un nombre
�lev� d'assur�s, plus elles sont en bonne position pour obtenir de gros
rabais. Qui profite de ces rabais ? Aucun contr�le n'est possible, car leur
montant n'est pas rendu public et, d�sormais, les grosses entreprises qui
paient la couverture maladie de leurs salari�s - comme Ford - se plaignent
de plus en plus du "d�tournement" de cet argent au profit unique des
compagnies d'assurances. Les malheureux assur�s se trouvent donc face non
plus seulement aux g�ants de l'industrie pharmaceutique, mais aussi aux
g�ants de l'assurance, quand ce n'est pas � leur employeur, de plus en plus
r�ticent � payer les primes d'assurances. Trois contre un !
Comment croire que la concurrence se fera alors � leur profit plut�t qu'�
celui des assurances ou des laboratoires ? Si ce sont les entreprises dont
ils sont les salari�s qui paient une partie de leur couverture maladie,
alors cette part tend � diminuer au fil du temps. Une grosse entreprise
comme Wal Mart n'assurait plus en 2003 que la moiti� de son million de
salari�s. Les assur�s ont donc toutes les chances d'�tre les dindons de la
farce.
Il n'est pas �tonnant que les Am�ricains voient leurs d�penses de sant�
s'envoler d'ann�e en ann�e et repr�senter d�sormais 14 % de leur produit
int�rieur brut (contre un peu plus de 9 % en France), pour un service global
rendu moins bon que dans la plupart des pays europ�ens, comme en t�moignent
les statistiques de l'OCDE. Le surco�t de la prise en charge de
l'assurance-maladie par des assurances priv�es pourrait approcher les 50 % !
Dans sa concurrence avec les assurances pour le partage du g�teau sur le dos
des patients, l'industrie pharmaceutique se bat sur plusieurs terrains. Elle
a d'abord obtenu aux Etats-Unis - ce qui reste interdit en Europe - le droit
de faire de la publicit� dans les journaux et � la t�l�vision pour ses
m�dicaments vendus seulement sur ordonnance. Cela permet d'augmenter la
pression des patients sur les m�decins et les compagnies d'assurances pour
les obliger � d�livrer certains m�dicaments qui n'�taient pas retenus dans
les formulaires. Il lui faut aussi emp�cher toute constitution d'un
contre-pouvoir fort capable de l'obliger � baisser ses prix. C'est un des
objectifs de la r�forme qui a �t� adopt�e par les parlementaires am�ricains
: Medicare se voit interdire toute n�gociation sur les prix.
D'autre part, pour b�n�ficier (� partir de 2006) de la prise en charge tr�s
partielle du co�t de leurs m�dicaments, les personnes �g�es seront fortement
incit�es � adh�rer � une assurance priv�e qui sera subventionn�e par l'Etat
et � laquelle sera d�l�gu�e la gestion de Medicare. Jusqu'� pr�sent,
Medicare g�rait enti�rement ses affaires sans que le priv� s'en m�le.
Un des principes de la r�forme est de balkaniser ce qui est encore national
dans Medicare. On pourrait donc penser que les assur�s de Medicare qui
choisiront un interm�diaire priv� entreraient dans le syst�me des
formulaires limitatifs, seul moyen pour faire baisser les prix. Mais, l�
encore, sous la pression de l'industrie pharmaceutique, la nouvelle loi
interdit dans ce cas l'�tablissement de telles listes ! Les assurances
priv�es ne pourront donc obtenir des rabais sur les prix, comme elles le
font pour leurs autres adh�rents. Les laboratoires pharmaceutiques ont
remport� un point contre les assurances, mais les patients sont de toute
mani�re toujours les perdants.
Le syst�me risque donc de devenir totalement ing�rable. Comme le budget de
l'Etat consacr� � ce programme ne pourra pas d�passer 400 milliards de
dollars sur 10 ans (2006-2016), la seule solution restera d'augmenter la
part pay�e par les patients, leur cotisation mensuelle, ou � changer le
seuil des d�penses � partir duquel les m�dicaments sont rembours�s (la
commission du budget du Congr�s a d�j� calcul� que les franchises seraient
relev�es de 10 % d�s 2007).
On a cru que la r�forme visait � aider les personnes �g�es aux faibles
ressources. Elle ne servira en fait qu'� distribuer g�n�reusement 40
milliards de dollars par an � l'industrie pharmaceutique en premier lieu et
aux assurances priv�es ensuite. D'apr�s les calculs les plus optimistes
faits par la presse am�ricaine, cela reviendra globalement � rembourser les
m�dicaments � un taux de 33 %, m�me si les conditions offertes pourront �tre
diff�rentes selon les compagnies priv�es qui seront choisies pour g�rer le
syst�me d'un Etat � l'autre et d'une ann�e sur l'autre.
Est-ce la voie dans laquelle la France doit s'engager ?
Philippe Pignarre est directeur des �ditions Les Emp�cheurs de penser en
rond (Seuil), ancien cadre de l'industrie pharmaceutique.
� ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 09.01.04
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