[e-med] Centrafrique : détournements d'ARV et corruption

Victimes du sida et des voleurs de vie
LEMONDE | 14.05.10 | 17h59 • Mis à jour le 14.05.10 | 20h51
http://www.lemonde.fr/afrique/article/2010/05/14/victimes-du-sida-et-des-voleurs-de-vie_1351544_3212.html

C'est un scandale silencieux. Ses victimes, 13 500 malades souffrant du
sida en République centrafricaine, l'un des pays les plus pauvres et les
plus délabrés d'Afrique, sont menacées de mort, mais elles n'ont guère le
droit à la parole. Les trafiquants, probablement proches des autorités
locales, qui détournent et revendent les médicaments antirétroviraux (ARV)
destinés à ces patients, agissent dans la plus grande discrétion. Quant au
Fonds mondial de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose,
l'agence internationale créée en 2002 pour financer les traitements, elle
fait le gros dos, alors que ses crédits sont en partie détournés depuis
des mois en République centrafricaine.

Sollicitée par Le Monde, l'institution reconnaît "quelques
dysfonctionnements" et admet l'existence de pièces comptables "non
conformes". L'organisme centrafricain chargé de distribuer les médicaments
"fait de la résistance", indique seulement Wilfried Thalmas, chef de la
division Afrique de l'Ouest du Fonds, basé à Genève, qui dément tout
risque de hiatus dans le traitement des malades.

Cependant, les faits recoupés auprès de plusieurs sources fiables sont
accablants : la République centrafricaine a interrompu depuis janvier ses
commandes d'ARV, pourtant financées. Un nouvel ordre d'achat devait être
donné en avril. Il ne l'a pas été. Compte tenu des stocks existants et du
délai de trois mois nécessaire pour l'acheminement, la rupture dans
l'approvisionnement, dès la fin du mois de juin, est inéluctable, selon
plusieurs observateurs. "Il y a urgence à passer commande dès maintenant,
sans perdre de temps, indique, sous couvert d'anonymat, un acteur proche
des bailleurs de fonds. Le risque de mort est considérable pour les 13 500
personnes traitées." L'interruption du traitement peut en effet provoquer
une mutation du virus qui rend inadaptés les médicaments utilisés
auparavant. Il faut alors recourir à des traitements dits "de seconde
ligne", quatre fois plus onéreux. "Certaines molécules manquent déjà,
constate, à Bangui, Luc N'Vendo, président du Réseau centrafricain des
personnes vivant avec le VIH. On parle de mauvaise gestion. Nous nous
demandons qui en est à l'origine."

En février-mars, le traitement des malades a déjà été brutalement
interrompu pendant près d'un mois. "Le pronostic vital s'assombrit à
terme", assénait alors un rapport confidentiel, relevant "des cas
d'agressivité de la part des patients vis-à-vis des personnels soignants".
Cette situation faisait suite au gel du financement décidé en octobre 2009
par le Fonds mondial. "Il s'agissait de faire cesser les
dysfonctionnements, pas de toucher les approvisionnements en médicaments",
assure M. Thalmas.

Les crédits internationaux avaient été suspendus après les constats
dressés, en juillet puis en octobre 2009, par deux missions d'inspection
du Fonds mondial : le Comité national de lutte contre le sida (CNLS),
partenaire centrafricain du Fonds mondial, avait réembauché des employés
auparavant écartés pour "détournements massifs". Le comptable, pièce
maîtresse de l'audit financier exigé, avait disparu. Les personnels des
centres de dépistage, non payés depuis des mois, s'étaient mis en grève.

Le médecin centrafricain responsable du comité censé superviser les
opérations s'interrogeait "sur la capacité à contrôler une situation
pouvant impliquer des proches de la présidence". La Croix-Rouge et
l'Institut Pasteur, en première ligne dans le suivi sérologique des
malades, n'étaient plus rémunérés. Pour couronner le tout, le nouveau
coordonnateur d'Onusida nommé à Bangui n'était autre qu'un médecin
mauritanien mis en cause par le Fonds mondial pour le détournement de 4
millions de dollars ( 3,1 millions d'euros) destinés à la lutte contre le
sida dans son pays.

En janvier, une nouvelle mission d'inspection des bailleurs a remédié à
ces aberrations et a rétabli les financements en échange de promesses de
transparence... qui n'ont pas été tenues jusqu'à présent.

Yacinthe Wodobodé, coordinatrice du CNLS centrafricain, met en cause les
retards de financement du Fonds mondial, "dont les malades ont été les
premières victimes". Elle reconnaît que certains "sous-traitants" "ne sont
pas en mesure de justifier leur gestion", mais assure qu'il n'est pas en
son pouvoir de les sanctionner. "Si les responsables ne sont pas écartés,
alors le serpent se mordra la queue", résume-t-elle, pour signifier que la
corruption perdurera.

D'autres observateurs dressent un tableau moins elliptique : ils décrivent
"un système de captation des médicaments dès leur livraison à l'aéroport
de Bangui puis dans les lieux de stockage, la multiplication d'officines
privées fictives qui revendent les ARV destinés à être donnés". Selon un
témoignage, "un dirigeant de la lutte contre le sida en République
centrafricaine s'est fait construire une clinique médicale".

L'affaire, emblématique du fonctionnement de nombreux mécanismes d'aide en
Afrique, met en lumière leur inadaptation, en particulier dans des pays où
l'Etat relève de la fiction et n'est pas à même de servir de relais. C'est
le cas en République centrafricaine, sortie de la guerre civile en 2003,
mais dont certaines régions ne sont pas contrôlées par le pouvoir central.
Le Fonds mondial, soucieux de ne pas se substituer aux autorités locales,
ne dispose pas de personnel local dédié et s'en remet de fait à ces
dernières. "Le Fonds mondial fait le silence sur la corruption pour ne pas
désespérer les donateurs", analyse un universitaire spécialiste de
l'Afrique.

Un seul chiffre donne la mesure du gouffre qui sépare un pays comme la
République centrafricaine de la communauté internationale : le budget
annuel consacré par le Fonds mondial à la lutte contre le sida, le
paludisme et la tuberculose dans ce pays s'élève à 22,9 millions de
dollars, soit plus de dix fois le budget total du ministère de la santé
centrafricain (1,8 million de dollars). De quoi expliquer les convoitises
que suscite cette manne. Mais pas l'omerta qui entoure son évaporation.
Philippe Bernard