Coronavirus : « Abandonner les pays les plus vulnérables serait une faute »
TRIBUNE
Philippe Duneton, Directeur exécutif d'Unitaid
Marisol Touraine, Présidente d'Unitaid
Dans une tribune au « Monde », l’ex-ministre Marisol Touraine et le médecin Philippe Duneton lancent un appel pour une union sacrée des Etats face au Covid-19. Ils prônent le partage des brevets, au nom du principe d’urgence.
Publié hier à 06h30, mis à jour hier à 08h56 Temps deLecture 4 min.
https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/09/coronavirus-abandonner-les-pays-les-plus-vulnerables-serait-une-faute_6036066_3232.html
Tribune. Alors que les pays les plus riches de la planète jettent toutes leurs forces dans la bataille contre le Covid-19, l’épidémie menace à son tour l’Afrique et les populations vulnérables du monde, des favelas de Rio aux banlieues de New Delhi. Les exclus du monde entier sont exposés à la pandémie sans pouvoir s’en protéger. Le confinement est impossible à qui doit sortir pour survivre et les mauvaises conditions de vie (eau, assainissement…), la faiblesse structurelle des systèmes de santé, le manque criant d’équipements de base sont autant de fragilités que la mobilisation des gouvernements ne suffira pas à endiguer. Sans compter que l’on mourra toujours dans ces pays des ravages des autres maladies, plus difficiles à combattre par ces temps de crise.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a tiré la sonnette d’alarme. Au moment où le monde est engagé dans une course contre la montre qui absorbe les ressources et les énergies des Etats les plus riches, nous ne pouvons oublier les populations vulnérables de la planète.
Le devoir de solidarité est d’abord moral. C’est l’humanité tout entière qui est aujourd’hui frappée, et alors que nos sociétés prospères redécouvrent la force de l’attention aux autres, abandonner les plus fragiles serait une faute. Mais ce devoir moral est aussi de notre intérêt : face à une pandémie, seule une réponse mondiale peut être durablement efficace. A défaut, nous prendrions le risque de futurs rebonds de la maladie et assisterions à de nouveaux exodes.
Riposte globale
Cette idée que seule une riposte globale viendrait à bout des pandémies a mené, il y a vingt ans, face au sida, à la création d’organisations nouvelles. Elles se sont immédiatement mobilisées face à l’émergence du Covid-19 : l’Alliance globale pour les vaccins et l’immunisation (GAVI) intensifie ses campagnes ; le Fonds mondial de lutte contre le sida permet aux pays d’utiliser 5% de ses subventions (14 milliards de dollars pour les trois prochaines années) pour mieux protéger les communautés vulnérables ; Unitaid, qui finance des projets innovants favorisant l’accès équitable à la santé, investit dans des diagnostics, des traitements et des outils de triage pour les maladies respiratoires.
Mais il faut aller plus loin. L’aide classique, indispensable, ne suffira pas. Des initiatives surgissent, toutes utiles. Nous devons préparer le moment où des traitements et des vaccins seront disponibles. Encore faudra-t-il que ces traitements et ces vaccins soient accessibles à tous, partout et en même temps.
Les circonstances exceptionnelles de la pandémie de Covid-19 appellent une réponse exceptionnelle
Nous lançons un appel à la communauté internationale. Nous ne pouvons pas attendre que les traitements existent au Nord pour en négocier le prix pour le Sud, comme cela a été le cas face au sida, notamment. Les circonstances exceptionnelles de la pandémie de Covid-19 appellent une réponse exceptionnelle. L’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (Adpic, 1995), y compris ceux reconnus dans la « déclaration de Doha » de 2001, permet déjà aux Etats de recourir à une licence d’office pour faire produire des traitements, notamment en cas de pandémie.
Des prix bas, partout
Nous proposons de nous en inspirer et de franchir une étape supplémentaire. Nous demandons solennellement que les gouvernements et les institutions qui financent ou contribuent aujourd’hui au développement des médicaments, vaccins ou technologies permettant de lutter contre le Covid-19 prévoient d’emblée dans leurs contrats avec les industriels le principe d’un partage de leurs brevets, au nom d’un principe d’urgence. Nous parlons de partage, pas de renoncement.
L’idée est simple : dès lors que de l’argent public est massivement investi pour trouver le plus vite possible des traitements face à une pandémie qui menace la planète tout entière, les Etats doivent demander en retour dès le départ, c’est-à-dire maintenant, que les entreprises cèdent leurs licences sans limitation géographique à une structure qui garantirait la production de traitements à la fois efficaces et sûrs, et permettrait d’en faire baisser les prix. L’investissement public doit avoir une contrepartie : des prix bas, partout.
Cela n’a rien d’une utopie. Unitaid a créé il y a dix ans le Medicines Patent Pool (MPP), ou communauté de brevets, qui permet aux entreprises pharmaceutiques de céder leurs droits sur une base volontaire. Cela a permis la fabrication de génériques qui soignent des dizaines de millions de personnes dans le monde, par exemple contre le sida (grâce au MPP, un traitement annuel contre le sida revient à moins de 70 dollars en Afrique, au lieu de 10 000 en Europe). Mais il a fallu attendre près de dix ans entre l’apparition des traitements au Nord et leur mise à disposition au Sud. Face au Covid-19, c’est tout de suite qu’il faut agir, pour que tout le monde, partout, ait accès aux traitements en même temps.
Ce serait une première. Mais déjà certains pays comme l’Allemagne, le Chili, l’Australie ou le Canada ont adopté des résolutions leur permettant d’aller dans ce sens. Certaines entreprises y seraient prêtes (Abbott a annoncé céder au MPP ses droits pour le Kaletra, médicament testé contre le Covid-19). C’est toute la communauté internationale qui doit innover et avancer ensemble, dans un esprit de solidarité. Nous appelons les gouvernements du G20, les institutions internationales à s’impliquer, ainsi que l’OMS. Le monde a besoin de leur engagement pour éradiquer le Covid-19. Et sauver des vies. En Europe, et partout dans le monde.
Philippe Duneton, médecin, est directeur exécutif d’Unitaid.
Marisol Touraine, ancienne ministre des affaires sociales et de la santé ( 2012-2017), est présidente d’Unitaid.