[e-med] Entrée en vigueur des accords Adpic en 2005

Sida : non à l'OMC !

par Cristina d'Almeida, Pedro Chequer, Benjamin
Coriat, Michel Kazatchkine
LE MONDE | 13.01.05
http://www.lemonde.fr/web/recherche_articleweb/1,13-0,36-394095,0.html

Cette année sera critique pour l'accès aux traitements du sida dans les
pays du Sud. La prise de conscience, ces dernières années, de ce que
"les malades sont au Sud et les traitements au Nord", a abouti à une
mobilisation internationale sans précédent pour que les malades du Sud
reçoivent des traitements à des prix acceptables. La mise sur le marché
de médicaments génériques a été, de ce point de vue, une avancée
décisive qui a permis de commencer à répondre à l'urgence.

Le prix d'une trithérapie antirétrovirale prescrite en première
intention a ainsi chuté de 12 000 à moins de 300 dollars par an et par
patient. Cette avancée est menacée aujourd'hui par l'entrée en vigueur
des accords dits Adpic (Accords sur les droits de propriété
intellectuelle liés au commerce) établis dans le cadre de l'OMC.
Aux termes de ces accords, la plupart des pays en développement devront
avoir achevé en 2005 d'introduire dans leurs législations nationales des
lois interdisant la copie et la vente de médicaments sous brevet. Ce
sera, en particulier, le cas pour l'Inde et la Chine.

L'Inde est le premier producteur et exportateur mondial
d'antirétroviraux génériques. La Chine est le fournisseur principal de
matières premières et de principes actifs entrant dans la composition
des médicaments antirétroviraux pour les grandes firmes pharmaceutiques
occidentales comme pour de nombreuses firmes de génériques. Les
conséquences de la situation nouvelle ainsi créée en 2005 sont, hélas,
prévisibles.

Les prix des médicaments, jusqu'alors maintenus à la baisse par la
concurrence générique, risquent de repartir à la hausse. Les nouveaux
médicaments dont les patients auront besoin à l'avenir ne pourront plus
être produits sous forme de génériques, et une menace sérieuse plane sur
les génériques actuellement vendus et utilisés dans les programmes
d'accès aux soins. De plus, la fin de la libre circulation des principes
actifs risque de compromettre le déploiement de programmes déjà
existants comme celui du Brésil, basé sur l'importation de principes
actifs à bas prix et la fabrication locale de génériques.

Certes, l'accord intérimaire du 30 août 2003 conclu dans le cadre du
Conseil des Adpic de l'OMC, à la suite de la déclaration de Doha, ouvre
la possibilité de poursuivre l'alimentation en génériques. Cependant, de
l'avis unanime, sa mise en œuvre risque de se montrer très difficilement
applicable, du fait de la complexité et de la lourdeur des procédures à
mettre en œuvre.

Ainsi, pour chaque achat de médicaments, une double licence obligatoire
est requise, à la fois pour le pays importateur et le pays exportateur.
En outre, la licence émise n'est valable que pour une transaction
unique, concernant un médicament précis, pour une quantité donnée. Le
pays importateur doit avoir fait la démonstration de ce qu'il aura
préalablement tenté de négocier à l'amiable avec le détenteur de
brevets.

Un autre motif d'inquiétude s'ajoute à ces premières considérations. La
signature d'accords de commerce bilatéraux entre les Etats-Unis et
certains pays (par exemple le Maroc, la Jordanie, Singapour) impose des
niveaux de protection en matière de propriété intellectuelle sur les
médicaments encore plus restrictifs et sévères que ceux contenus dans
les accords Adpic.

L'année 2005 marquera-t-elle un coup d'arrêt à la liberté des pays du
Sud et des programmes internationaux, en particulier ceux du Fonds
global de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, de
recourir aux médicaments génériques ? Si l'on entend préserver et
prolonger l'acquis de ces dernières années, il est urgent que de
nouvelles initiatives soient prises afin de garantir la continuité de
l'innovation en matière de médicaments, de consolider la position des
pays en développement dotés de capacité de production, et de faciliter
l'accès aux médicaments pour les pays les plus pauvres.

Il faut le rappeler : si les trithérapies ont permis une réduction
considérable de la mortalité et de la morbidité liées au sida, elles ne
permettent pas, néanmoins, l'éradication du virus, et exposent à des
effets secondaires et à la survenue d'une résistance virale aux
traitements. La poursuite de la recherche fondamentale dans le secteur
public et celle d'une recherche active dans le secteur industriel
restent plus nécessaires que jamais. Les dispositifs d'incitation et
d'aide à la recherche doivent être renforcés.

Pour les quelques pays qui disposent d'une capacité technologique et
d'une expérience de production de génériques (par exemple le Brésil,
l'Afrique du Sud ou la Chine), il est essentiel de les aider à parvenir
à la couverture de leurs besoins par leurs moyens propres. Dans cet
esprit, l'initiative prise au moment de la Conférence internationale sur
le sida de Bangkok, l'été dernier, par le gouvernement brésilien,
d'établir une coopération technologique avec la Chine, la Russie, le
Nigeria, l'Ukraine et la Thaïlande, doit être saluée et soutenue.
Pour les pays pauvres dépourvus des capacités de fabrication de
génériques, des souplesses nouvelles doivent être apportées aux
dispositions de l'OMC. Il n'est pas envisageable pour ces pays, dont les
ressources annuelles par habitant sont inférieures - souvent de loin - à
celles du coût des seuls médicaments de laisser opérer les seules lois
du marché.

La mobilisation des ressources internationales - qu'il s'agisse des
fonds dispensés par le Fonds mondial, la Banque mondiale ou des
fondations privées - doit être mise au service des stratégies d'achat
les plus économiques possibles : les meilleures offres aux meilleurs
prix doivent être systématiquement favorisées et privilégiées. Avec
l'application des accords Adpic, manifestement inopportuns et
déséquilibrés, 2005 risque de signifier un brusque retour en arrière. Il
n'est pas trop tard pour agir.

Cristina d'Almeida et Pedro Chequer sont respectivement responsable des
relations internationales et directeur du programme de lutte contre le
sida (PN DST AIDS) au Brésil ; Benjamin Coriat est professeur de
sciences économiques à l'université Paris-XIII ; Michel Kazatchkine est
directeur de l'Agence nationale de recherches sur le sida (ANRS).
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 14.01.05