Lever les obstacles à l'accès universel aux traitements
DAKAR, 14 novembre (IRIN) - L'objectif d'accès universel aux traitements du
sida peut être atteint, à condition de s'attaquer très vite à ce qui le
freine, entre autres le durcissement des brevets sur les antirétroviraux
(ARV) récents qui compromet les efforts financiers considérables consentis
ces dernières années, estiment des experts en économie de la santé.
« La période [actuelle] semble marquée par une contradiction assez forte »,
a noté Benjamin Coriat, président de l'action coordonnée de l'Agence
nationale (française) de recherche sur le sida (ANRS) en recherches
socio-économiques sur la santé et l'accès aux soins dans les pays du Sud.
D'un côté, la mise en place de politiques nationales et internationales de
grande ampleur et une « mobilisation spectaculaire » des financements
internationaux au cours des dernières années, qui a permis de mettre trois
millions de personnes sous ARV dans les pays à revenus faible et
intermédiaire, un résultat « dont on ne pouvait pas rêver il y a quelques
années », a dit M. Coriat.
De l'autre, depuis 2005, une « redéfinition des règles de la propriété
intellectuelle » sur les médicaments, telles que contenues dans un accord
sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au
commerce (ADPIC, ou TRIPS, en anglais), qui est « à l'origine de difficultés
sérieuses » pour l'expansion des programmes de traitements dans ces mêmes
pays et compromet leur avenir, selon cet économiste.
2005 a marqué la fin de la période de transition accordée aux pays en
développement pour se conformer à ces accords, signés en 1994 dans le cadre
de l'Organisation mondiale du commerce. Depuis janvier 2006, tout médicament
innovant se voit obligatoirement attribuer un brevet pour une période
minimum de 20 ans, qui interdit, à de rares exceptions près, la production
locale, l'exportation et l'importation de formules génériques de ces
produits.
Certains ARV de première ligne, mais surtout plus de 90 pour cent des ARV de
deuxième ligne, sont concernés par ce « resserrement des conditions de
propriété intellectuelle », a noté M. Coriat.
La conséquence est inévitablement une forte augmentation du prix de ces ARV,
prix qui jusque là avaient pu être réduits grâce à la concurrence des
génériques et au lancement d'initiatives comme AAI (Accelerating access
initiative, plus connue sous le nom de 'ACCESS'), un accord signé en 2000
entre des organisations internationales et des laboratoires pharmaceutiques
qui a permis de fournir aux pays en développement des médicaments brevetés à
des coûts négociés.
Ces conditions favorables, à la fois grâce à ACCESS et à la flexibilité
autorisée par l'OMC, dont ont profité des pays comme l'Inde, la Thaïlande et
le Brésil pour fabriquer des génériques, ont permis l'expansion des
programmes de traitements.
Mais « tout cela est en train de s'arrêter, puisque la flexibilité [des
ADPIC] n'est plus autorisée, sauf circonstances exceptionnelles et avec des
conditions très restrictives », a noté M. Coriat, qualifiant la situation «
d'extrêmement préoccupante ».
Besoins accrus en nouveaux médicaments
Avec l'ancienneté et le succès des programmes de traitement ARV, le nombre
de patients séropositifs à passer progressivement sous traitement de
deuxième, voire troisième intention, va augmenter dans les années à venir.
Au bout de quelques années de thérapie, un patient sous ARV répond
généralement de moins en moins bien à son traitement et développe des
résistances qui l'oblige à avoir recours à des médicaments plus récents :
selon les estimations, environ 10 pour cent d'une cohorte de patients sous
traitement antirétroviral de première ligne passent chaque année en deuxième
ligne, a rappelé M. Coriat.
Au Brésil, par exemple, a noté Mariangela Simao, directrice du Programme
national brésilien de lutte contre le sida, lors de la XVII Conférence
internationale sur le sida en août à Mexico, 30 pour cent des patients sont
déjà sous traitement de deuxième ligne, et 3 000 autres en troisième ligne :
quatre ARV de deuxième ligne, sur les 17 ARV fournis par le programme,
représentent à eux seuls près de 60 pour cent du budget médicament du
programme.
Etant donné le « spectaculaire » écart de prix entre les nouveaux
traitements et les plus anciens, « les sommes pourtant considérables
[investies dans la lutte] vont donc rapidement apparaître comme largement
insuffisantes, avec d'un côté l'impression que la communauté internationale
fournit de gros efforts, et de l'autre beaucoup d'efficacité perdue », s'est
inquiété M. Coriat.
La différence de prix entre des ARV de première et de deuxième intention est
énorme, a-t-il rappelé : dans les pays à revenu faible, les anciens ARV de
première ligne sont disponibles à moins de 100 dollars par an, contre
environ 1 300 dollars pour les moins chers en deuxième ligne recommandés par
l'OMS.
« Les dépenses liées [au] changement de traitement [ARV] augmenteront dans
le contexte actuel de 250 pour cent d'ici 2010, et ce, uniquement pour
maintenir les programmes d'accès actuels », a noté l'ANRS dans un document.
Proposer des solutions
Face à cette menace, des pistes de solutions existent pourtant, a estimé M.
Coriat, les qualifiant cependant de « hautement politiques ».
L'outil des 'licences obligatoires', une souplesse contenue dans les ADPIC
et qui permet à un pays de fabriquer des médicaments protégés par des
brevets en cas 'd'urgence sanitaire nationale', est un dispositif « très
utile », selon lui, dans la mesure où il force les compagnies
pharmaceutiques à faire des offres de baisse de prix si elles veulent éviter
cette situation : l'Inde, la Thaïlande et le Brésil ont utilisé cette
flexibilité.
Cependant, la licence obligatoire est « un processus très complexe »
possible sur un « nombre de molécules très restreint », qui apparaît en
outre comme « un coup de force », et qui est donc « soumis à de fortes
pressions », politiques et commerciales, a noté M. Coriat.
Pourtant, il s'agit d'un dispositif tout à fait légal. Il faudrait donc «
repenser » son utilisation, par exemple en dressant une liste de produits
essentiels pour lesquels des pays pourraient prévoir d'utiliser la licence
obligatoire de manière « automatique et anticipée », a-t-il suggéré.
Les ADPIC prévoient en outre que des tiers -ONG, experts ou autres- peuvent
contester la validité d'un brevet s'ils remettent en cause la « nouveauté »
du produit concerné : la procédure a été utilisée par l'Inde, la Thaïlande
et le Brésil dans le cas du Ténofovir, lorsque l'administration américaine a
accordé un brevet à la nouvelle formule de ce médicament.
Cette action a « fait bondir les détenteurs du brevet » mais n'a pas été
vaine, puisque l'administration américaine a revu sa position : un cas «
intéressant », a estimé M. Coriat, car « le sud a fait revenir le nord sur
sa décision », ce qui permet de « rouvrir des portes que l'on croyait
fermées ».
Une autre piste de solution, complémentaire de la précédente, consisterait à
également repenser l'initiative ACCESS pour les ARV de 2ème génération, un
programme qui a pour avantage de tirer les prix vers le bas et de rendre à
la fois la disponibilité des produits et leur prix « prévisibles ».
D'autres initiatives permettant de faire baisser les prix peuvent être
développées, comme celle reprise par UNITAID -un mécanisme d'achat de
médicaments essentiels grâce notamment à des taxes sur les billets d'avion-
d'établir des « communautés de brevets » ('patent pool'), dans lesquels les
laboratoires pharmaceutiques mettraient leurs brevets en commun, permettant
à des producteurs de disposer -en payant des royalties- des différentes
molécules nécessaires à la fabrication de médicaments. Ce système aurait de
multiples avantages, selon les organisations qui le soutiennent, comme
Médecins sans frontières, notamment de faciliter les transactions et de
réduire les coûts.
Dans tous les cas, des solutions doivent être trouvées rapidement si les
pays du Sud veulent pouvoir atteindre les Objectifs du millénaire pour le
développement, qui dans le cas du VIH/SIDA prévoient l'accès universel à la
prévention et au traitement du sida en 2010 et l'inversion de l'épidémie en
2015.
Mme Simao, du programme national brésilien, s'est voulue optimiste sur le
soutien que les pays du sud peuvent obtenir, pour y parvenir : pour la
première fois en mai dernier, a-t-elle dit, l'Organisation mondiale de la
santé s'est dite prête à aider les pays qui le souhaitent à utiliser les
souplesses prévues par la législation internationale. Signe, selon elle, que
« l'accès à la santé et aux soins du sida est reconnu comme étant beaucoup
plus qu'une question de confort ou de défi commercial ».
ail/
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