Fronde à l'OMS sur l'influence des laboratoires
LE MONDE | 17.05.10 | 13h22 . Mis à jour le 17.05.10 | 18h40
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La 63e Assemblée mondiale de la santé, l'instance suprême de l'Organisation
mondiale de la santé (OMS), devait s'ouvrir, lundi 17 mai, à Genève, sous le
signe de la polémique. Déjà attaquée sur sa gestion de la pandémie grippale
H1N1, l'OMS est mise en cause à propos d'un rapport qu'elle a commandé à des
experts chargés de proposer des financements innovants capables de stimuler
la recherche et le développement sur les "maladies négligées" - ces
pathologies des pays pauvres dont les grands laboratoires pharmaceutiques se
désintéressent, faute de débouchés commerciaux.
Les pays latino-américains ont annoncé qu'ils rejetteraient ce rapport, au
centre d'une vive controverse. En décembre 2009, une fuite sur le site
Internet Wikileaks avait démontré que la Fédération internationale des
fabricants de médicaments (IFPMA) avait eu accès au projet de rapport du
groupe d'experts, un document d'une centaine de pages alors confidentiel. Et
qu'elle avait réussi à faire entendre son point de vue, puisque le groupe
d'experts accouchait d'un "résumé analytique" d'une vingtaine de pages où la
quasi-totalité des propositions déplaisant à l'industrie pharmaceutique
étaient passées à la trappe.
UN TOLLÉ
Avait disparu tout ce qui remettait en cause le système de propriété
intellectuelle tel qu'il est défendu par les grands laboratoires. Ces
derniers soutiennent que pour financer la recherche et le développement de
nouvelles molécules, processus très coûteux, seul le système de brevets
empêchant leur copie pendant au moins vingt ans, et maintenant ainsi un prix
élevé sur le médicament, est optimal.
Transmis au Conseil exécutif de l'OMS lors d'une réunion le 18 janvier, ce
rapport de synthèse a provoqué un tollé. Nombre de participants ont refusé
d'ouvrir la discussion, s'offusquant de n'avoir même pas eu le temps de
prendre connaissance du rapport complet des experts, communiqué seulement
deux jours auparavant et uniquement en langue anglaise.
Trois jours plus tôt, les 34 membres du Conseil exécutif avaient reçu un
courriel alarmant de la sénatrice colombienne Cecilia Lopez Montano, une des
24 experts du groupe de travail. Elle déclarait avoir été utilisée, comme la
majorité des experts, pour légitimer un processus ayant sciemment mis de
côté toute remise en cause de la propriété intellectuelle.
FRONDE ORGANISÉE
Margaret Chan, la directrice générale de l'OMS, annonçait l'ouverture d'une
enquête interne sur les circonstances de la fuite. Le Monde a appris que les
membres du groupe d'experts n'avaient pas été invités à signer une
déclaration de conflits d'intérêts. Certains observateurs remarquent que
l'Australienne Mary Moran, qui a joué un rôle clé au sein du groupe
d'experts, travaille pour le George Institute, un établissement largement
financé par les fabricants pharmaceutiques et la fondation Bill & Melinda
Gates.
Depuis, la tension n'a cessé de monter. Jeudi 13 mai, une réunion
préparatoire informelle entre Etats-membres de l'OMS s'est tenue à Genève.
Selon nos informations, les discussions ont été menées en présence de Mme
Chan et de deux membres du groupe d'experts, Mary Moran et la Pakistanaise
Sania Nishtar, qui présidait le groupe. Prises à partie par des
représentants des pays d'Amérique latine et de l'Inde, ces dernières ont dû
longuement s'expliquer sur les insuffisances de leur rapport et les critères
de sélection des propositions.
La direction de l'OMS fait face à une fronde organisée. En effet, les
ministres de la santé de l'Unasur, l'organisation intergouvernementale
politique et économique de l'Amérique du Sud, ont adopté, lors de la
dernière semaine d'avril, une résolution dans laquelle ils constatent la
"non-exécution" du mandat donné au groupe d'experts par l'OMS.
Ils reprochent au groupe de n'avoir pas respecté la méthode d'analyse
recommandée par l'Assemblée mondiale de la santé, d'avoir rejeté sans
justification certaines propositions faites au sein du groupe et de "ne pas
avoir abordé le découplage entre les coûts de recherche et développement et
les prix des produits de santé".
LES GRANDS MOYENS POUR UNE ENQUÊTE
Les onze pays sud-américains signataires réclament "la création d'un groupe
intergouvernemental pour avancer dans la mise au point de mécanismes
financiers innovants et durables pour la recherche et le développement". La
plupart des pays occidentaux y sont peu favorables, souhaitant cependant que
le travail du groupe d'experts soit complété et approfondi.
De son côté, lors de la réunion préparatoire du 13 mai, Mme Chan a annoncé
que la fuite vers l'industrie pharmaceutique ne venait pas d'un employé de
l'OMS. Paradoxalement, l'agence onusienne a aussi déployé les grands moyens
pour enquêter sur un de ses cadres, German Velasquez, alors directeur du
secrétariat de l'OMS pour la santé publique, l'innovation et la propriété
intellectuelle au sein du cabinet de Mme Chan, que les grands laboratoires
ne portent pas dans leur cour.
Mais il s'agissait de déterminer si M. Velasquez avait ouvré pour que les
parties contestées du rapport soient connues à l'extérieur ! Son ordinateur
et son téléphone mobile ont été saisis. Le fonctionnaire, qui vient de
quitter l'OMS pour un autre organisme, le South Centre, n'a pas souhaité
commenter l'affaire en raison d'une procédure en cours qu'il a engagée
auprès du Bureau international du travail (BIT), instance compétente pour
juger les conflits des fonctionnaires internationaux avec leur organisation.
Paul Benkimoun et Agathe Duparc (à Genève)