Compte rendu
L'OMS sous influence de l'industrie pharmaceutique
LE MONDE | 26.03.10 | 15h52 Mis à jour le 27.03.10 | 08h33
http://www.lemonde.fr/planete/article/2010/03/26/l-oms-sous-influence-de-l-industrie-pharmaceutique_1324720_3244.html
Genève Correspondance
L'Organisation mondiale de la santé a-t-elle été manipulée par les grands
laboratoires pharmaceutiques ? Depuis des mois, les conclusions d'un
rapport consacré à la recherche sur les maladies négligées dans les pays
en développement alimente les soupçons. Face à la menace d'un scandale, la
directrice générale de l'OMS, Margaret Chan, a annoncé le 20 janvier
qu'une enquête était en cours et que l'immunité diplomatique des membres
du groupe d'experts chargé de rédiger le rapport, serait s'il le faut,
levée. Mais deux mois plus tard, il est toujours impossible pour les
médias d'obtenir le moindre détail sur l'affaire.
Contactée par Le Monde, la porte-parole de l'OMS, Fadela Chaïb répond que
"le docteur Chan a promis qu'elle informerait les Etats membres des
résultats de l'investigation lancée lors de l'Assemblée mondiale de la
santé qui se tiendra du 17 au 21 mai 2010." Quant au rapport final qui
devrait être prêt le 13 mai, juste avant l'Assemblée, personne ne sait
encore ce que sera son contenu, ni si les propositions qui semblent
déranger la Fédération internationale des fabricants de médicaments
(l'IFPMA) y figureront.
Tout a commencé, le 8 décembre 2009. Alors que le monde entier avait les
yeux rivés sur la pandémie de grippe A (H1N1), un rapport confidentiel de
l'OMS consacré aux maladies des pauvres, ces "maladies négligées" dont les
grands laboratoires pharmaceutiques se désintéressent faute de pouvoir en
tirer des profits, était mis en ligne par Wikileaks, site spécialisé dans
les documents sensibles.
Ce rapport, rédigé par un groupe d'experts de l'OMS, et fruit de sept ans
de réflexions, devait proposer des solutions pour remédier à cette
situation qui se traduit par des millions de morts dans les pays en
développement chaque année. En annexe de ce rapport de 111 pages
"fuitaient" aussi quatre documents dont un étonnant mail rédigé le 1er
décembre 2009 par la IFPMA qui compte parmi ses membres les plus gros
laboratoires de la planète.
On y apprenait que l'IFPMA avait pu consulter en primeur le brouillon du
rapport, reçu de manière "confidentielle", et faire ses commentaires. Dans
un texte de deux pages, le lobby pharmaceutique passe en revue les bons et
les mauvais points. Il juge ainsi problématique la proposition du Brésil
d'instaurer une taxe sur les profits des industries pharmaceutiques censée
rapporter 160 millions de dollars (120 millions d'euros) par an.
L'IFPMA s'interroge également sur la solution d'une "communauté de
brevets", lancée par Unitaid, l'initiative internationale visant à
faciliter l'accès aux traitements contre le sida par des financements
innovants. Ce système permet une gestion collective des droits de
propriété intellectuelle afin de faire baisser le prix des médicaments.
A la lecture de ces "fuites", la prestigieuse revue médicale britannique
The Lancet avait rédigé un éditorial au vitriol accusant le lobby
pharmaceutique de "saboter le travail du groupe de travail de l'OMS", et
affirmait qu'on ne devrait plus lui permettre "de rançonner les pauvres du
monde."
Les commentaires de l'IFPMA auraient pu en rester là, si ce travail de
lobbying n'avait pas été suivi d'effets, quelques semaines plus tard. Le
18 janvier 2010, lors d'une réunion à Genève du Conseil exécutif de l'OMS
qui compte 34 représentants de pays, un rapport de synthèse de 19 pages
était remis aux participants, reprenant seulement une petite partie des
conclusions du rapport qui était sorti sur Internet. Exit la fameuse idée
brésilienne d'une taxe sur les bénéfices des industries pharmaceutiques,
supplantée par des mesures de financement traditionnelles. Disparues la
plupart des mesures innovantes qui s'attaquaient au système de propriété
intellectuelle tel qu'il fonctionne aujourd'hui.
Depuis des années, les grands laboratoires pharmaceutiques expliquent que
pour financer la recherche et le développement de nouvelles molécules,
processus très coûteux, seul le système des brevets, qui permet de
bénéficier pendant vingt ans d'un monopole sur un nouveau médicament, est
optimal. Les partisans d'une rupture préconisent au contraire des
mécanismes qui permettraient de séparer le problème des coûts de la
recherche, de celui du prix des médicaments, et de réconcilier
l'innovation et l'accès aux médicaments.
En découvrant ce rapport de synthèse épuré, certains experts de l'OMS sont
sortis du bois. Dans un mail adressé le 16 janvier aux membres du Conseil
exécutif, la sénatrice colombienne Cecilia Lopez Montano dit sa colère
d'avoir été "utilisée pour légitimer un processus" auquel elle estime
n'avoir pas pleinement participé comme la majorité de ses collègues
experts. Elle raconte avoir assisté à deux réunions et avoir demandé que
les questions liées à la propriété intellectuelle sur les médicaments
soient discutées en priorité. "A ma surprise, j'ai constaté un grand
empressement à éviter les discussions sur ces sujets", écrit-t-elle.
Pour les ONG, le choc a aussi été grand. Thiru Balasubramanian de
Knowledge Ecology International (KEI) attend la suite des événements. Sans
se faire d'illusions. "Quand la fuite a eu lieu, il était impossible
d'étouffer le scandale" estime-t-il.
Agathe Duparc
Article paru dans l'édition du 27.03.10
Des pathologies délaissées
Les maladies négligées menacent plus de 400 millions d'individus dans le
monde.
Sur les 1 556 nouveaux médicaments mis sur le marché entre 1975 et 2004,
seuls 21 (1,3 %) ont été mis au point pour des maladies tropicales et la
tuberculose, alors qu'elles représentent 11,4 % des maladies dans le
monde.
Leishmaniose viscérale (LV)
Deuxième parasitose mortelle après le paludisme, elle fait 500 000
nouveaux cas par an et menace 200 millions de personnes dans 62 pays.
Maladie du sommeil
Mortelle sans traitement, cette maladie menace 50 millions de personnes
dans 36 pays en développement.
Maladie de Chagas
Due à un parasite, elle sévit en Amérique latine : 8 millions de personnes
sont infectées et 100 millions y sont exposées dans 21 pays.
Ulcère de Buruli
Il "fait partie des maladies tropicales les plus négligées, alors qu'il
peut être traité", selon l'OMS.
Un groupe de travail international de 23 experts
Le groupe de travail chargé de rédiger le rapport sur le financement de la
recherche-développement - en particulier sur les maladies négligées - est
composé de 23 experts, auxquels s'ajoute Philippe Douste-Blazy, conseiller
spécial du secrétaire général des Nations unies sur le développement des
financements innovants. Il a été créé en 2008 à la suite de travaux
débutés en 2003. La version finale du rapport sera présentée en mai, à
l'issue d'une consultation publique en ligne. Les Etats membres ont
jusqu'au 5 avril pour présenter leurs remarques. Le rapport est
consultable sur le site de l'OMS (www.who.int).