[e-med] Grippe aviaire: Epidémie mondiale de Tamiflu

[drôle de titre!... on và peut-être assister à la mise en place des procédures nécessaires à l'utilisation des licences obligatoires... à suivre.CB]

Grippe aviaire: Epidémie mondiale de Tamiflu
Face à la crainte d'une pandémie, les pays s'arrachent la poudre et les
gélules antigrippales du laboratoire Roche. Jackpot-surprise pour la firme
suisse qui avait lancé ce médicament dans l'indifférence générale, voilà
quatre ans. Débordée et sous pression internationale, elle se voit
contrainte de laisser à d'autres entreprises copier la molécule.
par Florent LATRIVE
QUOTIDIEN : jeudi 20 octobre 2005

http://www.liberation.fr/page.php?Article=332290

Dans l'immense majorité des pays du monde, on ne dit pas Tamiflu mais bien
Tamiflou, à l'anglaise, de flu qui signifie grippe en VO. La crainte d'une
pandémie grippale humaine a transformé un médicament inconnu en best-seller
global : des pharmacies prises d'assaut en Turquie à peine la présence du
virus aviaire révélée, des Etats qui stockent des millions de doses en
prévision d'un éventuel jour J, des boîtes mises aux enchères sur le site
Internet eBay. Et le spectre d'une pénurie de la précieuse gélule qui
réveille laboratoires et gouvernements, de Taiwan à l'Argentine, prêts à
mener la charge contre les brevets du fabricant suisse Roche, débordé par
une demande explosive. En quelques semaines, le Tamiflu est devenu symbole
d'une géopolitique du médicament où se croisent enjeux de santé publique,
rapports Nord-Sud, relations commerciales internationales et centaines de
millions d'euros de cash.
Sur le même sujet
Les limites du traitement
A l'origine, le Tamiflu vient d'un laboratoire public, comme bien souvent en
pharmacie. C'est l'Australien Peter Colman et son équipe, du Centre de
recherche scientifique et industriel du Commonwealth, qui met au point, à la
fin des années 80, le premier médicament d'une nouvelle classe thérapeutique
baptisée inhibiteurs de neuraminidase, parce qu'ils s'attaquent à une
protéine du virus de la grippe. Nom scientifique : zanamivir, connu
aujourd'hui sous son nom de marque Relenza. Un médicament développé en
collaboration avec une petite firme australienne qui en concédera la licence
exclusive au géant britannique GlaxoSmithKline. Quelques années plus tard,
«en s'appuyant sur nos recherches et nos brevets», comme le souligne Peter
Colman, le suisse Roche met sur le marché un petit frère au Relenza :
l'oseltamivir, rebaptisé Tamiflu par la firme. Avec plusieurs avantages sur
son prédécesseur, et notamment sa facilité d'emploi : là où le Relenza doit
s'inhaler, le Tamiflu se prend simplement par voie orale. Peter Colman, 61
ans aujourd'hui, se dit «un peu surpris» par toute l'agitation autour d'un
domaine «déjà lointain» pour lui. «Toute personne qui travaille sur le virus
de la grippe a en tête l'éventualité d'une pandémie, raconte-t-il. Mais, en
tant que scientifique, je n'avais pas imaginé comment les autorités de santé
pourraient réagir, notamment avec les stocks.»
263 % : le boom des ventes en neuf mois
Lors de la mise sur le marché des deux antiviraux, la pandémie n'est encore
qu'un sujet de discussion pour spécialistes de santé publique. Et les deux
produits font flop. L'Agence française du médicament refuse même de les
rembourser, qualifiant leur bénéfice thérapeutique d'«insuffisant» et
rappelant que la vaccination des personnes à risque demeure la meilleure
parade pour limiter les dégâts d'un virus grippal (lire ci-contre). En 2004,
le Tamiflu rapporte 212 millions d'euros de chiffre d'affaires à Roche, une
misère dans un secteur où l'on commence à frissonner à partir de 500
millions. Mais voilà, en cas de pandémie, aucun vaccin ne sera disponible
avant plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Et le Tamiflu et le Relenza
seraient les seuls à pouvoir, non pas juguler, mais du moins ralentir la
progression du virus.

Les premiers cas de transmission du virus H5N1 des volailles à l'homme, fin
2003, réveillent l'intérêt pour le médicament. L'Organisation mondiale de la
santé (OMS) se transforme en VRP de luxe de la molécule et «recommande aux
gouvernements d'investir dans des stocks d'antiviraux, surtout de Tamiflu,
car c'est le seul antiviral qui s'est montré efficace en laboratoire contre
le H5N1», rappelle Maria Cheng, l'une des porte-parole de l'OMS à Genève.
Plusieurs travaux académiques, dont celui des économistes israéliens Ran
Balicer et Michael Huerta, confortent les Etats : ils affirment que 1 euro
investi dans les antiviraux permettrait, en cas de pandémie, d'économiser
3,68 euros en frais de santé, «tout en sauvant beaucoup de vies», tant qu'à
faire. Au siège de Roche, à Bâle, on croule vite sous les demandes
officielles. A ce jour, «une quarantaine d'Etats ont déjà passé commande»
pour couvrir jusqu'à 40 % de leur population, indique Olivier Hurstel,
porte-parole du groupe helvète. En toute logique, la caisse enregistreuse de
Roche s'emballe : les ventes de Tamiflu ont augmenté de 263 % au cours des
neuf premiers mois de 2005, pour atteindre 554 millions d'euros. Parmi les
pays prévoyants, la France, qui aura reçu près de quatorze millions de doses
d'ici à décembre. Une autre commande équivalente est en cours de
négociation. Et l'Hexagone s'apprête à ajouter des doses de Relenza pour
prévenir d'éventuelles résistances au Tamiflu. Les produits de Roche sont
gérés, en France, directement par la Direction générale de la santé et de
l'armée : une partie est livrée sous forme de gélules prêtes à être
ingurgitées et conservables cinq ans. Une autre sous forme de poudre en
barils, à la durée de conservation de dix ans, charge à la pharmacie des
armées de les conditionner sous forme de gélules.

Mais beaucoup de pays n'ont pas encore amassé assez de Tamiflu et commencent
à peine à se bouger, sous la pression d'une opinion publique alarmée. Aux
Etats-Unis, les stocks disponibles couvriraient moins de 2 % de la
population. L'Espagne vient tout juste de décider de porter son stock à dix
millions de doses. Et les pays du Sud se retrouvent pour la plupart
totalement démunis. Face à cette pression renouvelée, Roche affirme tout
faire pour gonfler sa production, tout en avertissant qu'il ne peut
satisfaire les commandes avant douze à dix-huit mois. En 2003, une seule
usine de la firme crachait du Tamiflu. Aujourd'hui, quatre sites produisent
les gélules, trois en Europe et un aux Etats-Unis. Et une usine
supplémentaire vient d'obtenir le feu vert des autorités américaines, tandis
que l'entreprise promet, pour 2006, une multiplication de sa capacité de
production par huit par rapport à celle de 2003.

Face aux menaces d'une pénurie, des voix ont commencé, il y a quinze jours,
à réclamer à Roche d'autoriser d'autres laboratoires à produire
l'oseltamivir. Voire d'ignorer le brevet de l'entreprise, en usant de l'arme
de la «licence obligatoire», qui permet de confier à un autre laboratoire la
production de la précieuse gélule en cas d'urgence sanitaire. «Le producteur
ne peut pas fournir en quantités suffisantes pour répondre à cette menace,
c'est évident qu'il doit y avoir une licence obligatoire», affirme James
Love, spécialiste de la propriété intellectuelle et à la tête de
l'association américaine CPTech. Sujet ultrasensible, tant les tensions
entre brevets et santé publique pourrissent les négociations internationales
depuis 2000, date à laquelle 39 multinationales de la pharmacie ont porté
plainte contre le gouvernement sud-africain, accusé d'avoir voulu autoriser
la copie de traitements antisida à bas prix. Depuis, et malgré quelques
aménagements aux accords internationaux, les positions sont toujours aussi
rigides : l'industrie pharmaceutique, soutenue par les Etats-Unis et l'Union
européenne, défend l'importance du brevet, sans lequel les labos
n'investiraient pas. Et nombre d'associations humanitaires exigent plus de
souplesse pour autoriser la production de génériques à bas coût en grandes
quantités afin de répondre aux fléaux qui touchent les pays du Sud.

L'Inde déjà prête à produire en masse
Ces premières demandes d'entorse au brevet suscitent tout d'abord un mépris
ostensible de la part de Roche. «Pour l'instant, nous répondons sans souci à
la demande des gouvernements», indiquait Olivier Hurstel, il y a une dizaine
de jours. Et l'entreprise défiait quiconque de s'attaquer à un processus de
production jugé trop complexe. «On n'ouvre pas une usine en claquant des
doigts. Il y a dix étapes pour produire le Tamiflu, dont une qui comporte
des risques d'explosion», précise Olivier Hurstel, qui met en avant l'aide
de consultants spécialisés en explosifs de la société Nobel, fondée par
Alfred. Autre difficulté : l'un des composants du Tamiflu provient de l'anis
étoilé, parfois appelé badiane chinoise, une plante aussi présente dans le
Ricard et cultivée dans seulement quatre régions chinoises. «Et nous avons
réussi à le synthétiser, ce qui est très difficile», poursuit Hurstel. Mais
cette fois, au contraire des débats interminables sur la copie de
médicaments antisida destinés aux pays pauvres, c'est toute la planète ­ y
compris les pays riches ­ qui craint de manquer. De passage à Genève il y a
quelques semaines, le secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, avait prévenu
qu'il ne voulait pas «permettre à la propriété intellectuelle d'empêcher la
production d'urgence», refusant d'entendre «le genre de débat que nous avons
eu avec les antirétroviraux» contre le sida. A l'OMS, même message. Si l'on
félicite Roche d'agir en entreprise «responsable», notamment grâce à un don
de trois millions de doses à l'Organisation, on reconnaît «un problème de
production. Si les gouvernements estiment que décider une licence
obligatoire est une priorité, c'est à eux de le faire, et nous les
soutiendrons».

Message reçu. Taiwan s'apprête ainsi à copier la gélule de Roche. «Nos
scientifiques ont développé les techniques de production pour fabriquer du
Tamiflu nous-mêmes, raconte Kou Hsu-sung, le directeur du Center for Disease
Control. Ce n'est pas une panacée, mais c'est à ce moment précis une des
réponses les plus efficaces en cas de pandémie. Nous avons des stocks pour
couvrir 1 % de la population, et les commandes passées auprès de Roche
doivent nous porter à 4 % seulement à la mi-2006, alors que nous voulons
atteindre 10 %.» Le gouvernement taïwanais a demandé officiellement lundi à
Roche le droit de produire le Tamiflu, une politesse rendue obligatoire par
l'Organisation mondiale du commerce. «Mais si Roche refuse, nous utiliserons
une licence obligatoire, cela sera la première fois», menace Kou Hsu-sung.
La Thaïlande a pris la même décision, comme l'Argentine. La semaine
dernière, le laboratoire indien Cipla, déjà connu pour fournir des copies
génériques de traitements antisida à bas prix, avait annoncé qu'il était
prêt à copier le Tamiflu. Au nom des «menaces de pénurie», selon son
directeur exécutif Amar Lulla, l'entreprise a décidé de lancer la production
en masse dès le «début 2006». Et il promet de pratiquer des prix
«humanitaires» à destination de l'Afrique, notamment pour les pays
incapables d'assurer leur propre production.

Confronté à une situation politique devenue explosive, Roche a décidé de
faire des concessions. Si le laboratoire affirmait encore la semaine
dernière qu'il comptait défendre sa propriété intellectuelle et refusait
d'envisager que d'autres laboratoires produisent ses gélules, le ton a
changé depuis mardi. Désormais, le groupe affiche une position «pragmatique»
et d'«ouverture», selon Olivier Hurstel. «A condition qu'il s'agisse bien de
répondre à la menace d'une pandémie, nous sommes prêts à discuter avec les
gouvernements et les entreprises de la possibilité de leur accorder des
licences, sur la totalité ou sur une partie de la production.» Dans la
pratique, il s'agit surtout d'éviter de passer pour l'accapareur mondial. Et
d'accepter de partager un gâteau qui s'annonce de toute façon gigantesque.