[e-med] Hépatite C: des médicaments rationnés parce que ruineux

Hépatite C: des médicaments rationnés parce que ruineux
17 JUIN 2015 | PAR MICHEL DE PRACONTAL
<http://www.mediapart.fr/biographie/119420&gt;

Une nouvelle génération d'antiviraux révolutionne le traitement de
l'hépatite C. Mais le prix de ces médicaments empêche leur généralisation.
http://www.mediapart.fr/journal/international/170615/hepatite-c-des-medicam
ents-rationnes-parce-que-ruineux

Gilead contre le reste du monde

En mettant sur le marché un traitement
révolutionnaire de l'hépatite C, le Sovaldi, au tarif de 1 000 dollars le
comprimé, Gilead sciences, société californienne de biotechnologie, leader
des antiviraux et des traitements du sida, a déclenché une guerre de
brevets planétaire et une fureur internationale.

Au moins sept pays ont refusé les brevets du Sovaldi. Médecins du Monde
s'oppose aussi au brevet européen du médicament, et accuse les autorités
sanitaires d'« organiser le rationnement » des traitements. L'Inde et
l'Égypte (le pays du monde le plus touché par le virus) ont entrepris de
fabriquer des génériques cent fois moins chers que le produit de Gilead.
La firme est devenue la cible emblématique des ONG et des collectifs de
patients, dont certains ont qualifié Gilead de « Hep C criminal », «
criminel de l¹hépatite C ».

Les attaques n'empêchent pas Gilead de prospérer : depuis le lancement du
Sovaldi fin 2013, suivi en 2014 de l¹Harvoni, combinaison du premier et
d¹une autre molécule, la société a engrangé plus de 16 milliards de
dollars de bénéfices avec ses traitements de l¹hépatite C.

La biotech californienne justifie les prix qu'elle exige par les
investissements qu¹elle a réalisés pour développer ses médicaments. En
2011, Gilead a réalisé un coup de maître financier et industriel : elle a
racheté la start-up Pharmasset, détentrice du brevet d¹un ensemble de
molécules dont le sofosbuvir, pour 11 milliards de dollars. Gilead a
développé le sofosbuvir pour le commercialiser sous le nom de Sovaldi,
avec le succès que l'on sait. Le prix initial du traitement, 84 000
dollars pour une cure de douze semaines, correspond à une fois et demie le
revenu médian d'un ménage américain. Gilead a vu son action s'envoler et
s'est retrouvée au quatrième rang mondial des compagnies pharmaceutiques
d'après le classement Forbes.

Les critiques de Gilead estiment que la société a déjà largement récupéré
sa mise et devrait désormais baisser fortement ses tarifs. C'est là que la
logique financière se heurte à celle de la santé publique. Car le jackpot
pharmaceutique est ici associé à un progrès thérapeutique majeur. Avec le
Sovaldi et l¹Harvoni, Gilead a inauguré une nouvelle génération de
traitements contre le virus de l'hépatite C (VHC), que l'ensemble des
spécialistes considèrent comme une révolution : « À l'époque de la
découverte du VHC, en 1989, les premiers traitements à l'interféron
soignaient 6 % des patients, explique Jean-Michel Pawlotsky, professeur à
l'hôpital Henri-Mondor de Créteil et directeur du Centre national de
référence des hépatites virales. Jusqu'à il y a deux ans, le traitement de
référence, le peg-interféron associé à la ribavirine, réussissait au mieux
dans 50 % des cas, avec de lourds effets secondaires. Les nouveaux
antiviraux, administrés en combinaison de deux ou trois molécules,
permettent d¹éliminer le virus chez 90 % des patients, voire plus, et sont
très bien tolérés. »

Qui plus est, ces traitements marchent une fois pour toutes, à la
différence de ce qui se passe pour l¹hépatite B ou le sida. Le VHC
provoque une infection chronique, qui peut rester silencieuse pendant des
dizaines d¹années et entraîne une atteinte plus ou moins grave du foie.
Dans environ 20 % des cas, la maladie chronique aboutit à une cirrhose,
qui peut provoquer un cancer.

« Le traitement antiviral élimine le virus de l'organisme du patient, à
condition d¹utiliser la bonne combinaison de molécules (il existe
plusieurs types de virus et plusieurs combinaisons adaptées), poursuit
Jean-Michel Pawlotsky. Chez les patients qui n'ont pas de cirrhose,
supprimer le virus guérit la maladie définitivement : l'inflammation et la
fibrose hépatique régressent, les manifestations extra-hépatiques
disparaissent, les patients sont guéris et ne sont plus contagieux. Chez
les malades qui ont une cirrhose, éliminer le virus ne la soigne pas, mais
diminue le risque de complications. Dans tous les cas, le virus ne revient
jamais, il n'y a plus d¹infection. C'est très différent de ce qui se passe
avec le VIH, pour lequel le traitement contrôle l'infection, mais ne la
supprime pas, de sorte qu'elle repart si l'on arrête le traitement. »

Le VHC est donc plus facile à soigner que le VIH, et les nouvelles
molécules ouvrent même la perspective de se débarrasser de l'épidémie, au
moins dans les pays où elle ne flambe pas. Mais cette bonne nouvelle
médicale a une conséquence économique : à la différence du sida,
l'hépatite C ne crée pas une « rente » pour les laboratoires ; chaque
patient traité ­ le plus souvent en douze semaines ­ est « perdu », en ce
sens qu'il n¹aura pas besoin d'un nouveau traitement.

Cela signifie que le jackpot de Gilead n¹est pas durable : à moyen terme,
le marché s'éteindra, au moins dans les pays riches qui bénéficient d¹une
prévention efficace et ont relativement peu de patients ­ la grande
majorité des 185 millions de sujets infectés dans le monde vivent dans des
pays à revenu intermédiaire ou faible.
Cette situation pousse Gilead à une stratégie monopolistique, visant à
s'approprier la plus grande part possible de ce gâteau qui ne durera qu¹un
temps.

La situation médicale justifierait au contraire une concurrence très
ouverte, puisqu'il existe toute une panoplie de molécules qui sont plus ou
moins efficaces selon les types de virus, et que les traitements doivent
être administrés en combinaison. Outre Gilead, d'autres laboratoires comme
Abbvie, Bristol-Meyer-Squibb, Janssen ou Merck ont des molécules en
développement ou déjà disponibles. Mais Gilead s'est efforcé de garder un
temps d'avance, notamment en menant une guerre des brevets aux États-Unis
contre certains de ses concurrents, et en commercialisant sa propre
combinaison, l¹Harvoni. En pratique, même s'il y a plusieurs types de
virus, le Sovaldi et l'Harvoni sont efficaces sur une majorité de patients
dans les pays occidentaux, de sorte que Gilead continue de mener la course
en tête, surtout aux États-Unis.

Les données du problème sont en fait très variables selon les régions du
monde. Parmi les pays le plus touchés, l'Égypte compte 12 millions de
personnes infectées et l¹Indonésie 9 millions, alors qu'il y en a environ
8 millions dans l'Union européenne et plus de 3 millions aux États-Unis.
En France, on estime à 230 000 le nombre de sujets infectés par le VHC. La
fiabilité de ces estimations dépend de la qualité du dépistage, qui varie
aussi beaucoup. Globalement, sur les vingt pays qui comptent le plus de
sujets infectés, douze ont un revenu intermédiaire ou faible.

« Si le traitement coûtait 1 000 euros pour trois mois, on ne se poserait
pas de questions »L'Inde a rejeté le brevet du médicament et fabrique des
versions génériques du Sovaldi cent fois moins chères que le produit vendu
par Gilead, tout comme l'Égypte. Gilead a autorisé la fabrication de
génériques dans 91 pays en développement, mais cet accord exclut presque
toute l'Amérique du Sud et centrale, et toute l'Amérique du Nord, ainsi
qu'une grande partie de l'Asie, à l'exception notable de l'Inde, et
l'Europe. De ce fait, un grand nombre de patients vivant dans des pays à
revenu intermédiaire n'ont pas accès au traitement. C'est pourquoi un
consortium de cinq pays réunissant l'Argentine, le Brésil, la Chine, la
Russie et l'Ukraine a lancé à son tour une action contre les brevets,
annoncée en mai dernier, avec une association d'avocats de New York, I-MAK.

Même vendu à 1 000 dollars ou 800 euros le traitement, le Sovaldi reste
environ dix fois plus cher que son coût de fabrication réel. À l¹échelle
d¹un pays comme l'Égypte, les traitements restent beaucoup trop coûteux :
si l'on voulait fournir aux douze millions d'Égyptiens infectés des
génériques du Sovaldi au prix actuel, cela reviendrait à peu près à
l'équivalent du total des dépenses annuelles de santé du pays, publiques
et privées. Et deux fois et demie le budget public de santé. Or,
l'épidémie est très active dans ce pays, et il serait justifié, pour
l'enrayer, de traiter le plus grand nombre de patients possible. En mai
2014, l¹organisation internationale Unitaid a lancé un programme de
financement d¹un montant de 160 millions de dollars, qui doit permettre de
réduire le coût des traitements du VHC dans les pays en développement. À
terme, la solution pourrait résider dans un système d¹entraide
international, similaire à celui qui a été mis en place pour le VIH, et
qui a permis de réduire considérablement le coût des traitements.

Le problème se pose bien sûr très différemment dans les pays développés,
d'où Gilead et ses concurrents attendent l'essentiel de leurs bénéfices.
La logique financière se heurte de plein fouet à celle de la santé
publique, du fait que les prix très élevés ne permettent de traiter qu¹une
fraction des patients. Aux États-Unis, la firme projette de traiter 250
000 patients par an, ce qui représenterait plus de 20 milliards de dollars
par an (au prix initial du Sovaldi), alors que le total des dépenses de
santé du pays est d'environ 2 900 milliards. Une série de négociations
sont en cours entre Gilead et les différents organismes d¹assurance
maladie, mais ceux-ci ne couvrent pas toute la population.

En France, un processus complexe a été mis en place pour déterminer quels
patients auraient accès au traitement. Le ministère de la santé a d¹abord
demandé un rapport d¹experts, établi sous la direction du professeur
Daniel Dhumeaux. Ce rapport expose les arguments scientifiques et médicaux
qui justifient de prescrire les nouveaux traitements à un grand nombre de
patients atteints d¹hépatite C. Mais tout en soulignant le progrès que
représentent les nouveaux médicaments, le rapport introduit la notion d¹un
« filtrage » des patients. Il recommande de traiter en priorité les
patients qui ont un risque à court ou moyen terme (en termes médicaux,
ceux qui ont une fibrose au stade F2, F3 ou F4, ce dernier correspondant à
la cirrhose). Cela représente grosso modo la moitié des sujets infectés.

La Haute autorité de santé (HAS), tout en saluant les nouveaux traitements
<http://www.has-sante.fr/portail/jcms/c_1751519/fr/la-has-definit-la-place-
des-nouveaux-traitements-de-lhepatite-c> comme une « révolution », a
élaboré des recommandations plus restrictives que celles du rapport
Dhumeaux, et finalement le ministère de la santé et celui des finances ont
publié des instructions encore plus restrictives.

La prescription des traitements est conditionnée à une RCP (réunion de
concertation pluridisciplinaire), c'est-à-dire que plusieurs spécialistes
doivent se mettre d¹accord pour que le patient soit traité. De plus la
fibrose doit être à un stade « sévère ». En résumé, la révolution est
peut-être là, mais pas pour tout le monde, en tout cas pas tout de suite.
Et le rapport Dhumeaux est utilisé à la fois pour faire la promotion des
nouveaux traitements et pour justifier qu'ils ne soient donnés qu'aux
patients les plus à risque (lire notre enquête ici
<http://www.mediapart.fr/journal/france/040615/le-virus-des-conflits-dinter
ets-touche-les-experts-de-lhepatite-c>).

Pour le professeur Jean-Michel Pawlotsky, qui a participé à l'élaboration
du rapport Dhumeaux, « les recommandations de la HAS sont bonnes », mais
il ajoute : « Il y a un consensus scientifique pour dire qu'à terme, il
sera raisonnable de traiter tous les malades infectés par le VHC, à
condition d'avoir une politique de dépistage efficace comme c'est le cas
en France. Cela se justifie à la fois pour l¹intérêt individuel des
patients et pour une raison de santé publique ­ on se débarrasserait
définitivement du virus dans le pays. » En résumé : « On finira par
traiter tout le monde, mais il faut que le prix des médicaments baisse ;
ils sont trop chers actuellement. »

Il est intéressant de noter que les recommandations pour 2015 de l¹EASL
<http://www.easl.eu/research/our-contributions/clinical-practice-guidelines
/detail/recommendations-on-treatment-of-hepatitis-c-2015> (association
européenne pour l¹étude du foie), dont la coordination a été assurée par
le professeur Pawlotsky, sont plus larges que celles de la HAS, et
incluent tous les patients ayant une fibrose au stade F2.

Interrogé par Mediapart, un médecin généraliste, qui soigne des patients
atteints du VHC, estime pour sa part que seul le prix des nouveaux
traitements empêche, en France, de traiter tous les sujets infectés : «
Médicalement, c¹est justifié de traiter les patients les moins atteints et
de leur éviter ainsi le risque d¹une maladie grave du foie, dit ce
médecin. Ce n'est pas très facile d'expliquer à un patient : "On aimerait
bien vous traiter, mais on est obligé d'attendre, pour des raisons qui
sont plus économiques que médicales." À cause du prix, on est obligé de
faire entrer le patient dans un circuit surveillé. Si le traitement
coûtait 1 000 euros pour trois mois, on ne se poserait pas de questions.
Ces médicaments sont simples à prescrire et à utiliser, il n'y a pas
beaucoup d'effets secondaires. On n'est pas obligé de limiter la
prescription aux services spécialisés, on pourrait l'ouvrir aux médecins
de ville. Notre système de santé peut absorber les patients, le problème
est économique. »

« On n'est pas dans une logique de santé publique »Cette analyse s¹oppose
à la rhétorique du ministère de la santé qui parle d'un « encadrement » de
la prescription et d'une « organisation optimale » du suivi des patients.
Médecins du Monde conteste aussi ce discours : « Les autorités avancent la
nécessité d'une montée en charge progressive, soutiennent que le système
de santé ne peut pas absorber immédiatement tous les malades, etc.,
commente le docteur Jean-François Corty de Médecins du Monde. Ce sont des
éléments rhétoriques qui ressemblent à ce que l¹on a déjà entendu à propos
du traitement du sida en Afrique. On prétexte la complexité des
traitements pour mettre en place des instances de contrôle et restreindre
la prescription. En réalité, on n'est pas dans une logique de santé
publique, mais dans une contrainte financière. Le prix impacte un système
de santé de moins en moins solidaire. »

C'est d'autant plus vrai que le système de fixation du prix des
médicaments, en France, est particulièrement opaque. Ils sont établis par
le CEPS (Comité économique des produits de santé), organisme
interministériel qui associe des représentants des caisses d'assurance
maladie, du ministère de la santé et de celui des finances. Le CEPS
détermine un prix public en négociant avec la firme, en prenant en compte
les prix déjà fixés dans d¹autres pays, et en ajoutant des clauses
complémentaires qui, elles, ne sont pas publiques. Dans le cas du Sovaldi,
le prix d'un traitement a été fixé à 41 000 ¤, ce qui est moins cher qu¹en
Allemagne ou au Royaume-Uni, tout en restant parmi les tarifs les plus
élevés pour un médicament remboursé. Mais le prix affiché n'est pas
forcément le prix réel, parce que l'assurance-maladie peut obtenir des
ristournes du laboratoire si le coût du médicament dépasse un certain
plafond. En l'occurrence, une enveloppe globale a été définie pour les
nouveaux traitements de l¹hépatite C, et fixée à 700 millions d'euros pour
2015. Si ce montant est dépassé, Gilead et ses concurrents doivent
reverser une partie de leurs bénéfices à l¹assurance maladie.

On se trouve ainsi devant le paradoxe qu'une révolution thérapeutique,
reconnue par l'ensemble des professionnels, est freinée par des impératifs
budgétaires. Cette analyse a conduit Médecins du Monde à s'opposer au
brevet européen du Sovaldi, estimant que la stratégie de Gilead oblige les
pays de l¹Union européenne, à commencer par la France, à « organiser le
rationnement » et à différer le traitement de milliers de patients qui
pourraient en bénéficier. Pratiquement, on envisage aujourd¹hui de traiter
environ 20 000 patients par an en France dans les deux ou trois prochaines
années. Pour Médecins du Monde, il faudrait à bref délai en soigner 128
000.

Certes, les patients « mis en attente » ne courent pas de risque à court
terme, et peuvent même rester dans un état stable pendant de longues
années. De plus, une bonne surveillance clinique permet de détecter une
éventuelle aggravation de l¹infection chronique. Mais est-il satisfaisant
de laisser exister un risque, même limité, que l'on pourrait éliminer ?

Même si Médecins du Monde ne réussit pas à faire tomber le brevet
européen, il est probable qu¹à moyen terme, les prix baisseront. « Sous la
pression, Gilead et ses concurrents finiront par donner des licences,
pronostique notre généraliste. Les labos ont cinq ans pour rentabiliser
leurs produits. » Dans l¹intervalle, les patients qui n¹ont pas d¹atteinte
sévère et leurs médecins ont un moment difficile à passerŠ

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