Communiqué MSF
INDE : Médicaments génériques menacés, malades en danger
Mis en ligne le 21 mars 2005
http://www.msf.fr/site/actu.nsf/actus/indeomc210305?OpenDocument&loc=au
L'Inde est actuellement en train de changer sa loi sur les brevets afin de
la mettre en conformité avec le droit sur la propriété intellectuelle de
l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Cette modification va totalement
bouleverser l'accès aux médicaments génériques, copies conformes, moins
chères, des médicaments développés par les grands laboratoires
pharmaceutiques. L'accès aux traitements sera dès lors restreint pour les
malades des pays pauvres, et l'innovation leur sera refusée. C'est
particulièrement vrai dans le domaine du sida. Interview d'Annick Hamel,
responsable de la Campagne d'accès aux médicaments essentiels de MSF.
» POURQUOI L'INDE CHANGE-T-ELLE SA LÉGISLATION ?
L'OMC, à sa création en 1995, avait donné dix ans - d'où la date butoir de
l'an 2005 - pour que les pays en développement se mettent en conformité avec
ses règles sur la propriété intellectuelle, définies par les accords Adpic
(aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce ).
Les pays riches avaient dû le faire dès 1996, les pays les moins avancés ont
jusqu'à 2016.
» QUE VA CHANGER CETTE NOUVELLE LOI ?
Une fois brevetés, les médicaments seront protégés au minimum pendant 20
ans. Il ne sera donc plus possible pour les producteurs indiens de fabriquer
de copies des médicaments qui seront brevetés en Inde.
» CE CHANGEMENT S'APPLIQUE-T-IL À TOUS LES MÉDICAMENTS ?
Les médicaments qui datent d'avant 1995 ne sont pas concernés, donc les
copies génériques qui existent pourront toujours être produites et
commercialisées. A l'opposé, toutes les nouvelles molécules qui sortiront
des laboratoires à partir de cette année seront brevetables. Quant aux
médicaments mis au point entre 1995 et aujourd'hui, ils sont susceptibles
d'être brevetés en Inde, si une demande a été déposée dans la " boîte aux
lettres " prévue à cet effet. Si la demande de brevet est validée, il ne
sera pas possible d'en produire des versions génériques.
» QUELLES CONSÉQUENCES CELA VA-T-IL AVOIR SUR L'ACCÈS AUX MÉDICAMENTS ?
Les nouveaux médicaments mis sur le marché par les laboratoires ne pourront
plus être copiés. Avec ces nouvelles dispositions, l'innovation sera refusée
aux patients des pays pauvres. L'accès aux génériques ne sera plus qu'une
exception, avec des conditions tellement complexes que, en pratique, cela
risque d'être impossible.
De plus, on peut craindre que le prix de toute nouvelle innovation soit
inabordable pour les malades des pays pauvres. Car il faut se rappeler que
c'est la concurrence induite par l'arrivée des médicaments génériques sur le
marché qui a obligé les laboratoires de marque à baisser leurs prix. C'est
particulièrement vrai dans le domaine du sida. En 2000 les antirétroviraux
(ARV) coûtaient 10.000 dollars par an et par patient. Aujourd'hui, les mêmes
combinaisons coûtent 500 dollars par patient et par an chez les grands
laboratoires, et 200 dollars en versions génériques.
» QUELLES CONSÉQUENCES CELA AURA-T-IL SUR LES PATIENTS ?
Aujourd'hui, sur les 700.000 malades sous ARV dans les pays pauvres, 50%
bénéficient de génériques indiens. Et parmi les 25.000 patients pris en
charge dans les programmes sida de MSF, cette proportion s'élève à 70%.
La première génération d'ARV, non protégée par des brevets, coûte désormais
200 dollars par an et par patient. Mais lorsque ces malades auront besoin
d'ARV de deuxième génération, qui eux seront brevetés, alors le prix de leur
traitement grimpera à 2.000 dollars par an s'ils sont dans les pays les plus
pauvres et à 5.000 dollars s'ils sont dans des pays de développement moyen
comme en Amérique Latine. On n'ose même pas imaginer ce qui se passera pour
la troisième génération d'ARV...
» DES MÉDICAMENTS DE PREMIÈRE LIGNE CONTRE LE SIDA SONT-ILS CONCERNÉS ?
Nous sommes particulièrement préoccupés par la combinaison AZT/3TC,
commercialisée par GlaxoSmithKline sous le nom de Combivir. Le laboratoire
indien Cipla en produit une copie, le Duovir. Les deux molécules prises
séparément, AZT et 3TC, ne sont pas brevetables car elles datent d'avant
1995. Mais la combinaison a été "inventée" en 1997 et nous pensons qu'elle
fait l'objet d'une demande de brevet déposée dans la "boîte aux lettres"
indienne. Si demain l'Inde délivre un brevet sur le Combivir, Cipla ne
pourra plus produire sa version générique.
Or, le Combivir est nettement plus cher que la version de Cipla qui coûte
197 dollars par an. GlaxoSmithKline le propose à 237 dollars dans les pays
les plus pauvres, mais en Chine, où existe déjà un brevet, il est vendu près
de 1.300 dollars. Soit 7 fois plus cher que la version générique !
» L'INDE A-T-ELLE UNE MARGE DE MANOEUVRE ?
L'Inde peut adopter une législation relativement souple. Par exemple, elle
peut décider de ne pas accorder de brevet pour les combinaisons. Ni pour ce
qu'on appelle les "me-too", c'est-à-dire de nouvelles versions de
médicaments existants dont la modification ne présente pas d'avantage
thérapeutique. Ou encore pour les médicaments qui existent déjà mais
auxquels on trouve une nouvelle indication. C'est d'ailleurs tout le débat
qui a lieu actuellement en Inde.
» APRÈS CE CHANGEMENT DE LÉGISLATION, IL NE SERA PLUS POSSIBLE DE DISPOSER
DE NOUVEAUX MÉDICAMENTS GÉNÉRIQUES ?
Les accords Adpic prévoient des mécanismes pour produire des médicaments
génériques, comme de demander une licence obligatoire. Cipla peut ainsi
demander au gouvernement indien l'autorisation de produire une version
générique d'un médicament protégé par un brevet, sans l'accord du détenteur
du brevet. Une organisation, comme MSF, peut également demander une licence
obligatoire. Mais ce processus est si complexe et les détenteurs de brevets
si puissants qu'il y a peu de chance qu'une demande puisse aboutir.
» QUELLES SONT LES PERSPECTIVES POUR L'ACCÈS AUX MÉDICAMENTS ?
Une fois que la réglementation sera en vigueur - mais cela peut prendre
plusieurs mois - l'accès aux médicaments génériques sera donc rendu plus
difficile. Mais il ne faut pas accepter comme une fatalité que les malades
pauvres des pays pauvres ne puissent disposer que de vieux médicaments pour
se soigner. Une politique internationale dans le domaine de la santé ne peut
reposer sur la capacité de quelques producteurs d'un pays donné à fabriquer
des versions génériques à coût abordable, comme c'est le cas ici avec les
génériqueurs indiens. Les acteurs internationaux doivent absolument se
pencher à nouveau sur cette question. Et redéfinir les règles qui régissent
l'accès de tous à des médicaments à prix abordables.