[e-med] La propri�t� intellectuelle, c'est le vol

E-MED: La propri�t� intellectuelle, c'est le vol
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[Mod�rateur: ci-joint cette analyse faite par Daniel Cohen, un �conomiste
r�put�.CB]

La propri�t� intellectuelle, c'est le vol

LE MONDE | 07.04.01 | 13h05 | analyse

"LES PRODUITS g�n�riques -contre le sida- sont des actes de piraterie qui
seront �radiqu�s comme l'avait �t� la piraterie au XVIIe�si�cle", d�clarait
le pr�sident d'un grand groupe pharmaceutique, avant d'offrir de fabriquer
lui-m�me les produits incrimin�s. Dans le m�me jeu de protestation et de
r�cup�ration, les industries du disque ont d'abord attaqu� Napster pour
distribution illicite de chansons, avant que l'un des groupes industriels
concern�s, Bertelsmann, ne lui propose une alliance. L'ordre des probl�mes
pos�s n'est certes pas le m�me. L'extr�me l�g�ret� des questions soulev�es
par le piratage des Rolling Stones gr�ce � Napster ne se compare pas �
l'insoutenable douleur des victimes du sida. Mais c'est souvent le propre
des r�volutions que d'unifier sous un m�me �tendard des horizons
radicalement diff�rents.

L'�quation est, de fait, dans les deux cas, identique. La propri�t�
intellectuelle rompt avec le sch�ma de la propri�t� tout court. Une chanson
ou une formule chimique ne s'ach�tent ni ne se consomment au sens usuel du
terme. Elles sont des id�es, et non pas des objets, et survivent aux usages
privatifs qui en sont faits. Acheter une maison ou une paire de chaussures,
c'est revendiquer le monopole l�gal de leur usage�: je suis, moi, dans mes
chaussures et non pas toi, sauf si je veux bien te les pr�ter. Principes en
vertu desquels "cordonnier est ma�tre chez soi", et qui font figurer la
propri�t� dans les droits "inali�nables et sacr�s" de l'homme moderne.

La propri�t� intellectuelle est d'une tout autre nature. Lorsqu'une id�e a
�t� trouv�e, rien ne fait obstacle � son usage par tous, sinon la propri�t�
intellectuelle elle-m�me. Alors que la propri�t� tout court rend possible
l'appropriation d'un objet, le droit de propri�t� intellectuelle la res-
treint. Mourir d'une maladie dont�le rem�de existe d�j� n'est pas comme
envier le propri�taire d'une paire de mocassins qu'on voudrait porter � sa
place�: ce n'est pas seulement injuste au sens ordinaire du terme, c'est
inutile, "inefficient" au sens �conomique. Les jeunes qui utilisent Napster
ne raisonnent pas autrement.

Pourquoi ne pas partager des biens qui ne demandent qu'� l'�tre�? Pouss�
trop loin, l'argument ne se retourne-t-il pas contre ses auteurs�: si tout
est gratuit, qui voudra produire les biens concern�s�? La gratuit� ne peut
certes �tre totale, mais la fronti�re qui en cerne les contours n'est pas
fixe. Longtemps, les journaux se sont inqui�t�s de ce que la parution en
ligne de leurs contenus vampirise leurs ventes. Ils ont finalement d�couvert
qu'elle pouvait fonctionner comme un relais leur permettant de densifier
leur offre, tout en �conomisant sur une denr�e qui est, elle, v�ritablement
rare, le papier. De m�me, lorsque les magn�toscopes ont �t� invent�s, les
studios hollywoodiens ont tout d'abord pris peur. Comment gagner sa vie si
les films commencent � circuler "librement"? Aujourd'hui, pourtant, la plus
grande part de leurs profits vient de la vente et de la location des
cassettes.

O� est l'erreur�? Tout simplement en ceci�: un film, comme une chanson ou
une formule chimique, ne demande qu'� circuler librement une fois qu'il a
�t� fabriqu�. Quels que soient ses m�rites, le syst�me de distribution en
salle lie, en fait, deux produits radicalement distincts�: le film lui-m�me
et une technique de pr�sentation qui est totalement diff�rente. Entrer dans
une salle de cin�ma est un acte de consommation standard�: c'est mon si�ge
et non le tien que je paie pour pouvoir m'asseoir. On continue d'aller en
salle pour profiter des �crans g�ants ou sortir entre amis, tout comme on va
encore au restaurant malgr� le four � micro-ondes. Mais la vid�o a rendu
possible que la consommation du film soit s�par�e de cette seconde
composante, donnant au film la capacit� d'�tre librement vu, revu, pr�t� aux
voisins ou aux grands-parents. Le produit s'est trouv� un nouvel �quilibre
�conomique, plus proche de sa nature originelle.

AUTRES CRIT�RES

Dans le cas des CD qui s'�changent entre ordinateurs, la situation est a
priori diff�rente. Il est, il sera bient�t extr�mement facile de copier le
produit et de le diffuser alors que, dans le cas de la vid�o, il fallait un
deuxi�me magn�toscope, passer du temps � l'enregistrer et recommencer pour
chaque copie. On ne peut donc pas exclure que l'industrie du disque subisse
l'impact de technologies poussant � la gratuit�. Pour autant, est-ce que la
chanson en g�n�ral et les chanteurs en particulier en souffriront�? On ne
peut s'emp�cher de noter tout d'abord que les artistes ne s'approprient
qu'une part faible des recettes totales. Celles-ci sont certes �lev�es du
fait de co�ts importants, mais ce sont ceux-l� m�mes qu'Internet r�duirait
consid�rablement.

Les industriels arguent qu'ils jouent un r�le de filtre, de promotion, et
permettent de faire conna�tre et de produire les artistes. De fait, nul ne
saurait croire qu'une rencontre �th�r�e entre l'artiste et le public puisse
surgir spontan�ment, sans relais ni m�diateurs. Rien n'emp�che toutefois de
penser que d'autres vecteurs rempliront ce r�le. Les revues pourront
peut-�tre jouer mieux que par le pass� le r�le principalement tenu
aujourd'hui par les campagnes de promotion. Les concerts redeviendront
peut-�tre aussi, comme ils l'�taient jadis, le moyen par lequel les artistes
seront r�mun�r�s, � l'image des scientifiques dont les �uvres circulent
librement et qui vivent en accomplissant d'autres t�ches�: enseigner, donner
des conf�rences, encadrer de jeunes chercheurs...

En toute hypoth�se, les probl�mes pos�s par l'aspiration � la gratuit� ne
seront pas r�solus par une grille de lecture unique. En ce qui concerne les
droits de l'artiste, il serait par exemple fort utile de distinguer droits
d'auteur et droits de l'auteur. Nombre d'artistes ou �crivains dont les
�uvres dorment dans les coffres de leur maison d'�dition seraient favorables
� ce qu'elles circulent librement, pass� un temps de latence qui peut �tre
flexible et dont il serait juge. De fa�on g�n�rale, la propri�t�
intellectuelle devra apprendre � �tre jug�e � l'aune d'autres crit�res que
ceux qui prot�gent la propri�t� tout court. A l'image du droit de la
concurrence, elle doit �tre rapport�e � des fins et non � des principes.
Ainsi, malgr� les protestations qu'ils ont suscit�es de la part des
industriels, les produits g�n�riques ne constituent pas un manque � gagner
pour les entreprises pharmaceutiques, lesquelles n'ont jamais inclus dans
leurs perspectives de profits les ventes aux pays pauvres.

O� est, en ce cas, le pr�judice�? En se d�p�chant, sit�t l'�lection de Bush,
de porter plainte contre les producteurs de produits g�n�riques dans les
pays pauvres, les firmes pharmaceutiques ont commis une erreur
d'appr�ciation consid�rable. Apr�s avoir pris parti pour les industries
pharmaceutiques, le repr�sentant commercial am�ricain les a critiqu�es mezza
voce, ce que la presse am�ricaine veut d�sormais l'obliger � reconna�tre
tout haut. La d�marche des firmes pharmaceutiques a mieux fait pour
populariser la cause "adverse" que celle-ci n'aurait pu esp�rer faire par
ses propres moyens.

Les artisans de la gratuit� apparaissent comme tout, sauf des pirates, au
sens o� on l'entendait jadis. Ils ne d�tournent pas � leur profit personnel
les richesses d'un autre mais donnent plut�t � voir qu'ils les font
fructifier. Ce pourquoi ils sont si souvent rejoints, a posteriori, par ceux
qui les d�noncent.

Daniel Cohen pour Le�Monde

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