Les suspicions s'accroissent sur les autorisations des médicaments
LE MONDE | 20.12.04 | 14h28 . MIS A JOUR LE 20.12.04 | 15h52
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3226,36-391508,0.html
Les affaires du Vioxx et du Celebrex, deux anti-inflammatoires vedettes
accusés d'augmenter les risques cardio-vasculaires, nourrissent les soupçons
sur l'indépendance et la rigueur des autorisations de mise sur le marché,
face à la puissance de l'industrie pharmaceutique.
C'est un avis de tempête qui souffle sur les laboratoires pharmaceutiques et
sur les agences chargées de la sécurité sanitaire des médicaments. Parés de
toutes les vertus lors de leur mise sur le marché en 2000, deux
anti-inflammatoires vedettes de la nouvelle famille des coxibs - le Celebrex
et le Vioxx - voient désormais leur innocuité remise en cause. Vendredi 17
décembre, le laboratoire Pfizer a révélé que le Celebrex pourrait, selon une
étude clinique publiée par la firme et parrainée par le National Cancer
Institute (NCI), augmenter sensiblement les risques cardio-vasculaires.
Déjà, le 30 septembre, son concurrent Merck avait retiré le Vioxx du marché
mondial pour des raisons similaires (Le Monde du 2 octobre).
Pour l'heure, Pfizer n'a pris aucune décision de retrait du Celebrex,
estimant nécessaire "d'examiner toutes les informations". "Nous avons trouvé
qu'il était important de rendre publique cette étude pour que les médecins
et les patients puissent pleinement évaluer les risques et les bénéfices
d'un traitement avec le Celebrex", a simplement fait valoir Hank McKinnell,
PDG de Pfizer. Utilisés pour soulager les douleurs des personnes souffrant
d'arthrose ou de polyarthrite rhumatoïde, ces deux médicaments connaissaient
jusqu'à présent un grand succès. Ils étaient censés réduire les effets
indésirables gastro-intestinaux associés aux anti-inflammatoires plus
anciens.
Le fait que ces blockbusters (produits réalisant plus de 1 milliard de
dollars de chiffre d'affaires annuel) tombent de leur piédestal et que
l'alerte sur leurs dangers provienne des laboratoires qui les
commercialisent et non des agences sanitaires jette la suspicion sur la
capacité des pouvoirs publics à contrebalancer les pouvoirs de l'industrie
pharmaceutique. L'évaluation précédant l'autorisation de mise sur le marché
(AMM) est-elle suffisamment rigoureuse ? Les contrôles qui la suivent
sont-ils assez stricts ? Les experts chargés d'évaluer le bien-fondé des
médicaments sont-ils vraiment indépendants ?
"L'affaire du Vioxx représente un tournant historique, considère le
directeur général de la santé, William Dab. Les laboratoires doivent prendre
conscience qu'ils ne sont pas des industries comme les autres mais des
industries de santé publique et arrêter leur raisonnement à court terme,
avec leurs stratégies de blockbusters", explique-t-il. D'autres, comme
Jean-François Bergman, professeur de thérapeutique et membre de la
commission d'AMM, voient d'abord dans le retrait du Vioxx un calcul
financier : "Cette histoire allait finir par coûter trop cher en procès au
laboratoire."
En France, la mise sur le marché de ces nouveaux anti-inflammatoires, en
2000, a été conditionnée à la réalisation d'une étude post-AMM (appelée
Cadeus, elle est en cours de réalisation). "Non sans grande réticence
initiale de l'industrie, cela s'inscrivait dans une nouvelle politique
intégrant l'intérêt en santé publique d'un médicament dans les critères
d'appréciation du service médical rendu", se souvient Lucien Abenhaïm,
ancien directeur général de la santé.
Car les essais cliniques fournis par les laboratoires pour obtenir l'AMM ne
disent pas tout. D'abord parce qu'ils sont réalisés sur un échantillon de
population sélectionnée - et qu'il existe un fossé entre ces données
"artificielles" et celles de la vraie vie. Ensuite parce que les
laboratoires sont susceptibles de cacher les essais qui fournissent des
éléments défavorables, et enfin parce que l'indépendance des experts des
agences de médicaments chargés de donner le feu vert à la commercialisation
de nouveaux produits peut être sujette à caution.
En France, les experts externes siégeant dans les commissions de l'Agence
française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) ne sont pas
rémunérés et doivent faire une déclaration de conflits d'intérêts "majeurs"
ou "mineurs". Ce bénévolat des experts est un "pousse-au-crime" pour
certains, un "frein à la compétence" pour d'autres.
"Nous avons un problème d'attractivité pour trouver les experts", reconnaît
Emmanuelle Wargon, adjointe à la direction générale de l'Afssaps. "Un
chantier est en cours pour améliorer la reconnaissance de l'expertise en
santé publique dans l'activité hospitalière et de recherche", promet-on au
cabinet du ministre de la santé.
Enfin, "pour obtenir l'AMM, il n'est pas demandé au laboratoire de prouver
que le médicament représente un progrès thérapeutique par rapport aux
médicaments existants. Sinon, on n'aurait pas accordé l'AMM au Vioxx,
affirme Bruno Toussaint, directeur de la rédaction de la revue Prescrire,
indépendante de l'industrie pharmaceutique. Dès la fin de l'année 2000, des
études montraient que le Vioxx augmentait le risque cardio-vasculaire. Au
lieu de réunir une commission, on agit avec retard comme si on ne voulait
pas gêner la firme".
Au-delà des critères à partir desquels est délivrée l'AMM et est évalué le
service médical rendu, c'est aussi la question du suivi du médicament dans
ces conditions réelles d'utilisation qui est posée. Le nouveau principe des
études post-AMM est susceptible d'améliorer à terme le contrôle sur l'impact
d'un médicament. Mais "il n'y a pas, à l'heure actuelle en France, assez
d'équipes pour réaliser toutes les études de pharmaco-épidémiologie qu'il
serait nécessaire de mener chaque année sur des dizaines de médicaments ou
de classe thérapeutique", regrette le professeur Bernard Bégaud, directeur
de la nouvelle unité d'évaluation épidémiologique des médicaments.
"Des médicaments actifs et sans danger, cela n'existe pas. L'important est
de bien évaluer la balance bénéfice-risque et de s'assurer que les produits
sont prescrits à ceux qui en ont besoin dans de bonnes conditions", insiste
M. Dab. Pour Pierre Lesourd, président du Leem (syndicat des entreprises du
médicament), "il s'agit de concilier l'inconciliable : la logique
collective, celle des statistiques, et la logique individuelle, celle du
grand public. Cela ne peut se faire que dans le colloque singulier qui
réunit le médecin et son patient".
La faute revient-elle aux prescripteurs ? "Le médecin français n'a pas
beaucoup d'analyse critique sur l'AMM", constate le professeur Bergman. Sans
doute parce que, comme le rappelle M. Toussaint, "l'information sur le
médicament est aux mains, directement ou indirectement, de l'industrie
pharmaceutique".
Paul Benkimoun et Sandrine Blanchard