E-MED: M�decins sous influences
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LE MONDE Diplomatique � JANVIER 2004
http://www.monde-diplomatique.fr/2004/01/
LES FAILLES DU SYSTEME DE SANTE FRAN�AIS
M�decins sous influences
Le Haut Conseil pour l�avenir de l�assurance-maladie devrait rendre public,
d�ici la fin janvier, son rapport destin�, officiellement, � �tablir le
bilan de la S�curit� Sociale Fran�aise et, officieusement, � pr�parer les
esprits � sa r�forme. D�j�, le plan � H�pital 2007 � pr�par� par le
gouvernement, qui transforme les �tablissements publics en entreprises �
productrices de soins �, risque d�aggraver les difficult�s. Les rat�s
actuels du syst�me de sant� posent aussi la question de la formation des
m�decins.
Par Martin Winckler *
D�o� proviennent les disparit�s de la densit� m�dicale, sinon du privil�ge
exorbitant qu�ont les m�decins de choisir leur sp�cialit� et leur lieu d�
exercice en fonction de leurs seuls d�sirs et au m�pris des besoins de ceux
qu�ils soignent ? Pourquoi laisse-t-on le foss� se creuser entre les r�gions
surm�dicalis�es (Ile-de-France, Rh�ne-Alpes, Provence-Alpes-C�te d�Azur) et
les autres ? Pourquoi continue-t-on � former et � r�mun�rer au rabais les
g�n�ralistes et � favoriser des sp�cialistes moins utiles et plus co�teux en
prescriptions ?
M�me si les professionnels r�pugnent � le reconna�tre, la r�ponse est simple
: former des m�decins, c�est former une aristocratie.
En 1968, de nombreuses voix se sont �lev�es pour d�noncer l�in�galit� face
aux �tudes m�dicales et pousser les facult�s � s�ouvrir. Mais, au tout d�but
des ann�es 1970, le numerus clausus a r�instaur� une s�lection sociale
d�guis�e, v�hicul�e par les mati�res �fondamentales � (math�matiques,
physique, chimie). Le corps m�dical tenait � rester un corps d��lite.
Le concours de premi�re ann�e est le reflet cruel de cette id�ologie. Plut�t
que d�organiser un examen d�entr�e juste apr�s le bac, comme pour d�autres
�coles sup�rieures, on force des milliers de jeunes gens � s�entasser dans
les amphith��tres pour s��chiner � ing�rer des mati�res sans rapport avec
le soin � physique, chimie, statistiques � ou tr�s �loign�es de la pratique.
Les candidats recal�s (80%) sont bris�s par ces deux ann�es de lutte qui ne
leur ont �pargn� aucune humiliation. Les re�us ne sont pas moins �branl�s :
on leur a appris, de fait, � consid�rer leurs condisciples comme des ennemis
et non comme des camarades avec qui ils soigneront. Et, une fois pass� le
barrage du concours, on les exhorte � remettre �a pour passer un second
concours, l�internat, depuis longtemps destin� � cr�er une �lite � l�
int�rieur de l��lite.
Une v�ritable r�forme de l�enseignement viserait � donner � tous les
�tudiants une formation solide, qui s�appuie sur une �valuation des
connaissances lib�r�e de tout bachotage. Au lieu de quoi, la s�lection se
poursuit. Mais comment un processus aussi ali�nant pourrait-il produire des
praticiens investis d�une vision collective, solidaire et responsable du
soin ?
Deux heures pour la contraception
Archa�que et �puisante, cette succession de concours et de classements
favorise tout naturellement les �tudiants les plus agressifs, les plus
d�fensifs, parfois m�me les plus pathologiques. Ceux-l� m�mes qui se
pr�occuperont le moins de partager les sentiments d�autrui et viseront
surtout �le pouvoir : celui des chefs de service et responsables d�
enseignement. La m�decine fran�aise est ainsi dirig�e depuis pr�s d�un
si�cle par nombre de professeurs arrogants, refusant d�admettre que les
patients puissent discuter leurs d�cisions et incapables de transmettre aux
jeunes m�decins une �thique du soin, de la solidarit� et du partage.
A Kansas City (Missouri), les �tudiants admis en m�decine apr�s quatre
ann�es d�universit� re�oivent, en cadeau de bienvenue, un fort volume
intitul� On Doctoring (� sur le soin (1) �. Anthologie de textes litt�raires
consacr�s � la maladie, au soin, � la vie et � la mort, elle contient des
textes de la Bible, mais aussi de Jorge Luis Borges, Franz Kafka, Williams
Carlos Williams,Kurt Vonnegut Jr, Pablo Neruda, Conan Doyle et de m�decins
�crivains contemporains connus et respect�s hors de France, tels Abraham
Verghese et Jack Coulehan. On offre ce livre aux �tudiants, explique le
m�decin responsable de l�enseignement, � parce qu�ils en apprendront plus
sur le soin dans la litt�rature que dans les livres de pathologie � o� l�on
apprend que la m�decine �.
A Amsterdam (Pays-Bas), les �tudiants en m�decine sont s�lectionn�s par
tirage au sort � la fin du Lyc�e : les promotions refl�tent des milieux
sociaux, des aspirations, des go�ts et des cultures extr�mement divers. Les
N�erlandais pensent que ce qui permet de devenir un bon m�decin, ce ne sont
pas les aptitudes inn�es, mais le soin avec lequel on est form�. Au cours de
r�unions trimestrielles, les internes sont invit�s � d�crire leurs
conditions de stage, l�attitude et comportement des m�decins qui les
encadrent, afin de v�rifier p�riodiquement que les uns et les autres sont
effectivement propices � leur formation. Chaque promotion �lit � la
commission d�enseignement un(e) repr�sentant(e) disposant d�un droit de
veto. Si l�un des enseignants pressentis est contest� par les �tudiants, il
n�est pas embauch�.
En Allemagne, la formation sp�cifique des m�decins g�n�ralistes inclut la
participation � des groupes Balint. Psychiatre anglais d�origine hongroise,
Michael Balint (2) cr�a dans les ann�es 1940 des groupes compos�s d�une
dizaine de m�decins. Anim�s par un psychanalyste, chaque groupe se r�unit
une ou deux fois par mois pour aborder les �cueils relationnels que
rencontrent les soignants et parler de d�sir, de r�pulsion, d�angoisse, de
chagrin, de col�re, d�agressivit�, de peur et de doute. En Allemagne, (mais
aussi en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, en Scandinavie, en Am�rique du
Nord), il va de soi que se pencher sur ses failles et f�lures d��tre humain,
�a fait du bien aux m�decins� et aux patients. En France, � l�inverse, les
�tudiants sont depuis toujours incit�s � refouler leurs sentiments. La
pratique de Balint est m�pris�e dans la majorit� des facult�s, et les
groupes ne rassemblent que quelques centaines de soignants dans tout le
pays.
Car les facult�s de m�decine de l�Hexagone ignorent ou (m�prisent) la
dimension relationnelle du soin. A l�aube des ann�es 1980, on exposait
encore sans vergogne des patients devant des groupes d��tudiants, comme on
le faisait au XIX� si�cle. Actuellement le cours en amphith��tre a toujours
force de loi ; les �tudiants doivent boire la parole de leurs ma�tres sans
jamais la questionner : les grandes visites avec ar�opages n�ont pas
disparu, pas plus que les consultations o� les patients d�filent devant une
dizaine de regards.
Il n�y a pas de consensus national sur le fond et la forme de l�enseignement
transmis aux �tudiants : d�une r�gion � une autre, la teneur des cours
refl�te les opinions personnelles des professeurs en chaire. Le corps
m�dical fran�ais semble avoir pour particularit� d�ignorer que le savoir
�volue sans cesse.
Incapables de d�livrer autre chose que des banalit�s sur des sujets aussi
cruciaux que la sexualit�, la pr�vention des interruptions volontaires de
grossesse (IVG) et des grossesses non d�sir�es ou le d�pistage et la
pr�vention des maladies, la plupart des charg�s de cours affichent sur ces
sujets une ignorance confondante. Un exemple repr�sentatif : alors que
toutes les m�thodes contraceptives ou presque sont commercialis�es dans
notre pays, les �tudes les plus r�centes (3) montrent que la plupart des
grossesses non d�sir�es � qui se soldent par 220 000 IVG annuelles � ont
pour cause les informations insuffisantes ou inappropri�es d�livr�es par les
m�decins qui ne connaissent que la pilule contraceptive et rejettent les
m�thodes plus s�res que sont le dispositif intra-ut�rin (DIU ou st�rilet), l
�implant contraceptif et les progestatifs injectables !
Les femmes repr�sentent 70% des consultants en m�decine g�n�rale, mais
f�condit� et contraception n�ont droit, au mieux, qu�� �deux heures d�
enseignement bourr�es de notions fausses et inop�rantes.
Et s�il n�y avait que la contraception ! Il a fallu attendre 1995 pour qu�un
ministre de la sant� (M. Philippe Douste-Blazy) propose un enseignement
obligatoire du traitement de la douleur dans toutes les facult�s et 2001
pour qu�un autre (M. Bernard Kouchner) impose la mise en place de protocoles
de traitement de la douleur dans tous les services. Car trop d�enseignements
sont con�us par des hospitaliers ignorants de tout ce qui n�est pas leur
domaine. Les m�decins g�n�ralistes et les �pid�miologistes conscients des
besoins de la population sont rarement mis � contribution.
Les jeunes m�decins terminent donc leurs �tudes bard�s de notions tr�s
pointues sur le diagnostic et la chimioth�rapie des leuc�mies, mais
commencent leur exercice sans rien savoir de la fatigue, de la douleur, de
la migraine, des comportements sexuels, de la grossesse, de l�alimentation
des enfants, du d�pistage des troubles de croissance et du comportement, de
la pr�vention et du traitement de l�ob�sit�, de la surveillance des
affections chroniques, du suivi des personnes �g�es, de l�accompagnement des
mourants� Bref, du soin au jour le jour.
Former en nombre suffisant (on en est loin) des m�decins comp�tents et
conscients de leurs responsabilit�s sociales, valoriser la m�decine de
famille et les sp�cialit�s utiles (la chirurgie g�n�rale manque de
praticiens) et favoriser les installations dans les lieux qui en ont besoin
conduirait � une meilleure d�livrance des soins. Les services d�urgence
cesseraient alors d��tre submerg�s par des grippes et les gastro-ent�rites
qu�on peut soigner � domicile, et la S�curit� Sociale ne s�en porterait que
mieux.
Certes les h�pitaux fran�ais ne manquent pas d��tudiants et de soignants de
bonne volont� qui, depuis trente ans, luttent pour instaurer d�autres
relations de soins et d�autres formes de transmission du savoir, tout en
d�non�ant les insuffisances gouvernementales. Depuis plusieurs ann�es, avec
des moyens limit�s et malgr� des obstacles administratifs souvent
d�sesp�rants, une minorit� active de g�n�ralistes combatifs s�efforce d�
organiser des s�minaires de formation permanente, ind�pendants et de grande
qualit�. Mais les efforts de ces praticiens lucides et d�vou�s sont sans
cesse battus en br�che par des ennemis bien plus puissants que l�immobilisme
des mandarins.
En facult� de m�decine, l�enseignement de la pharmacologie et de la
th�rapeutique est inexistant ou inadapt� et on n�apprend pas aux �tudiants
la lecture critique des articles scientifiques. Cette lacune majeure de la
formation initiale fait le jeu d�une industrie pharmaceutique dont l�
influence sur le corps m�dical fran�ais (4) est ph�nom�nale. Livr�s �
eux-m�mes, les jeunes praticiens deviennent une proie facile : les revues
professionnelles sont presque toutes, peu ou prou, financ�es et contr�l�es
par l�industrie. L�exception � la justement r�put�e revue Prescrire �
devrait faire partie des lectures obligatoires de tout m�decin en formation,
mais nombre de m�decins hospitaliers, eux aussi manipul�s par l�industrie,
ignorent ce pr�cieux outils.
Face � des visiteurs m�dicaux rompus � la s�duction, � la flatterie, � la
culpabilisation, � la corruption d�guis�e, les m�decins d�nu�s d�esprit
critique se retrouvent bien d�sarm�s et croient assurer leur formation
continue en participant aux symposiums et aux congr�s financ�s par les
laboratoires pharmaceutiques. C�est ainsi que la France est devenue le
premier consommateur au monde de tranquillisants et d�antid�presseurs et
que, chaque ann�e, les prescriptions inadapt�es se soldent par 140 000
hospitalisations pour accidents m�dicamenteux, dont 9% de d�c�s (5).
Un m�decin correctement form� explique beaucoup, rassure sans cesse (dans la
population fran�aise, les maladies graves sont infiniment moins fr�quentes
que les maladies b�nignes), �duque � tour de bras, passe son temps � faire
de la pr�vention, mais, surtout, prescrit tr�s peu de m�dicaments, d�examen
compl�mentaires et d�hospitalisation ! Objectivement, ni l�industrie
pharmaceutique, ni les fabricants d�appareillages m�dicaux ne tiennent � ce
que ces m�decins-l� soient majoritaires.
On peut juger au travers du paradoxe qui suit : on observe trois fois plus
de grossesses non d�sir�es chez les utilisatrices de pilule que chez les
utilisatrices de st�rilet. Un st�rilet au cuivre co�te 27 euros et peut �tre
gard� dix ans, quand la plupart des pilules co�tent 20 euros par trimestre.
Pourtant les m�decins fran�ais prescrivent quatre fois plus souvent la
pilule que le st�rilet (on ne leur apprend pas � le poser). Qui a int�r�t �
ce que les m�decins imposent � leurs patientes la m�thode la plus co�teuse
et la moins efficace des deux ? Qui pr�f�re ignorer que, chaque ann�e, des
milliers de femmes mal inform�es par des praticiens manipul�s, sont
contraintes d�avorter ?
* M�decin g�n�raliste et �crivain, vient de publier Contraceptions, mode d�
emploi (�dition, Le Diable Vauvert, Paris, 2003) et Odyss�e, une aventure
radiophonique (Le cherche Midi, 2003)
(1) Richard Reynolds, John Stone, On Doctoring � Stories, Poems, Essays,
Simon & Schuster, New York 1995.
(2) Son ouvrage Le M�decin, le Malade et la Maladie (Payot, Paris 2003) est
un classique lu dans le monde entier.
(3) Voir en particulier Nathalie Bajos, Mich�le Ferrand (�d.) , de la
contraception � l�avortement : sociologie des grossesses non pr�vues, coll.
� Questions en sant� publique � Inserm, Paris 2002.
(4) �.et sur la classe politique. L�actuel directeur de cabinet de Monsieur
Jean-Fran�ois Mattei, Monsieur Louis-Charles Viossat, �tait auparavant cadre
sup�rieur chez Lilly, puissante multinationale du m�dicament proche du
pr�sident am�ricain George W. Bush.
(5) Claude B�raud, Petite encyclop�die critique du m�dicament, l�Atelier,
Paris, 2002.
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