[e-med] Adjégounlè, le deuxième plus grand marché de médicaments de l'Afrique de l'ouest

Guérir ou périr à Adjègounlè
Interwiew de M. Alfred Dansou,Directeur des pharmacies et des Médicaments au Bénin
L'Autre Quotidien
29 Mai 2007
Publié sur le web le 30 Mai 2007
http://fr.allafrica.com/stories/200705300556.html

Célèbre dans la sous région pour les nombreuses marques de médicaments qui y sont écoulées, le marché Adjégounlé au Bénin fait partie des plus grands du continent après celui du Nigeria.

Un vaste marché qui embrasse par jour des centaines de millions. Les petits vendeurs qui l'animent n'en tirent guère que de maigres revenus. Visite dans une "pharmacie à ciel ouvert" où les médicaments tuent plus qu'ils ne soignent.

Plus d'un demi hectare d'espace aménagé et occupé par de petits hangars construits en feuilles de tôle galvanisée. Sur une centaine de mètres, des parasols aux couleurs bigarrées, jaunies par l'ardeur du soleil. En dessous de ces géants parapluies coniques, des femmes, qui n'ont pas eu les moyens de se payer réglementairement un hangar devisent à tue tête, hélant de leur voix puissante et stridente, le moindre passant qui ose regarder leur étalage. Dans l'air ambiant, fl otte une envahissante odeur de médicaments, précisément de comprimés d'antibiotiques. Sur tous les étals, des cartons de médicaments empilés les uns sur les autres. Même les petits labyrinthes qui servent d'allées pour la clientèle sont encombrés par des cartons éventrés de comprimés. Nous sommes à Adjégounlè, le deuxième plus grand marché de médicaments de l'Afrique de l'ouest après celui du Nigeria. Encastré entre l'espace des marchands de pièces détachées et le hall des épiciers, Adjégounlè, excentré vers le côté Est du marché Dantokpa, tient son nom de la ville éponyme du Nigeria d'où sont importés 90% des médicaments vendus dans les rues au Bénin. Des antibiotiques aux antipaludéens en passant par les fortifi ants, vermifuges et autres sérums glucosés, on trouve toutes sortes de médicaments au marché Adjégounlè. «Il n'y a pas ce médicament que vous ne pouvez trouver ici. Même le Viagra y est vendu en cachette» lance avec une pointe d'ironie, Ya yabo, vendeuse de médicaments, grossiste réputée dans tout le marché pour la taille de son capital, elle qui exploite six hangars pour exposer ses marchandises étalées sur près de six mètres.

Un commerce lucratif
Respectée et crainte, Ya Yabo affi rme cumuler plus de 20 ans dans ce commerce. «J'ai hérité du commerce des médicaments de ma feue mère qui elle, le tenait de son père Baba Odjè, l'un des tous premiers importateurs de médicaments du Nigeria » raconte-t-elle. «Voyez-vous l'immeuble qui est là-bas, (elle indique de l'indexe, une jolie bâtisse de deux niveaux tout de blanc carrelée qui tourne dos à ses hangars), c'est l'argent des médicaments qui l'a construit», s'enorgueillie-t-elle.

L'immeuble en question, baptisé du nom de baba Odjè en mémoire de son grand-père, un ancien importateur de médicaments comporte plusieurs boutiques qui proposent des produits pharmaceutiques relatifs aux petites et grandes chirurgies. «Les médicaments coulent bien, il suffi t de maîtriser le circuit d'achat et de vente» renchéritelle, dans un français approximatif fortement teinté de yoruba (langue véhiculaire parlée dans le sud Bénin et au Nigeria). Pour cette quadragénaire qui porte deux incisives en or incrustées dans sa gencive supérieure, le commerce des médicaments est une activité très fl orissante qui nourrit de nombreuses familles au Bénin. «Je fais des chiffres d'affaires hebdomadaires de plus de 100.000 Fcfa si le marché est "mauvais"» avoue Ya Yabo. Mais elle se refuse de dévoiler ses recettes en cas de pique de vente.

Monikè, la voisine de Ya Yabo, la trentaine à peine bouclée, avoue avoir abandonné l'école très tôt pour aider sa mère dans ce type de commerce. «Aujourd'hui j'ai mon propre hangar et c'est grâce à la vente des médicaments que je nourris mes deux enfants et les fi lles qui m'aident au marché» précise-telle. Tout en expliquant le circuit qu'empruntent les médicaments avant d'échouer sur les étalages à Adjégounlè, elle continue à déballer les cartons de son nouvel arrivage. Selon elle, les médicaments vendus dans ce marché viennent pour la plupart du Nigeria, mais aussi de certains pays asiatiques comme l'Inde, le Singapour et la Malaisie. Tous les médicaments fabriqués dans des laboratoires privés dans ces pays convergent vers le Nigeria et c'est de ce dernier que les achats sont opérés depuis le Bénin explique Monikè. Les commandes de chaque commerçant sont consignées dans des camions scellés communément appelés "Acquis".
Ces camions ne sont jamais fouillés puisque les formalités douanières sont effectuées d'une manière "spéciale". Une fois le camion au Bénin, le dispatching se fait et chacun réceptionne sa commande. Il n'est pas rare de voir de petits revendeurs venir s'approvisionner chez nous souligne Monikè. Soigneusement emballés dans des fl acons, sachets, plaquettes, petits cartons déformés par le poids des autres marchandises ou dans d'anonymes tubes en plastique de couleur grise, Monikè dépose pêle-mêle et à même le sol, des pommades anti-infl ammatoires, collyres, sirop contre la toux, comprimés antalgiques. Elle cite les noms de chaque médicament, les classe par affi nité selon les maladies qu'ils guérissent. «Vous voyez vous-même qu'il n'y a aucune différence entre ce que nous vendons ici et les produits que proposent les pharmacies. Nous vendons les mêmes types de médicaments.
Seulement les pharmaciens doivent payer les impôts, le personnel et les frais de douane» se hâte-t-elle d'ajouter. A vue d'oeil, bien peu de différences opposent les produits d'Adjégounlè à ceux vendus dans les offi cines. Mais à y voir de près, on relève des détails qui défi ent les règles élémentaires de la médecine. Les antibiotiques, s'ils ne sont pas négligemment rangés sous des parasols, sont tout bonnement exposés aux rayons solaires, et il en est de même des collyres, comprimés et de tous les médicaments sensibles aux rayons ultraviolets comme les antalgiques, les produits dermatologiques et les sérums. Le comble, c'est que par souci de vente à l'unité, des préservatifs sont enlevés de leurs boîtes et sont exposés au soleil sans aucune autre forme de protection.
A Adjégounlè, on se soucie peu des conditions de conservation des médicaments et il est aisé de voir des produits périmés vendus tout comme si de rien n'en était. La clientèle, essentiellement constituée des couches démunies n'est pas exigeante outre mesure ; le point de discorde entre le client et le marchand étant toujours le prix de vente du médicament, mais rarement sa qualité. Les médicaments qui détiennent la côte à Adjégounlè sont l'antipaludéen appelé "Misagripp" et "Ibucap", un remontant enroulé dans de petites gélules de couleur bleue communément appelé "zémidjan", très apprécié des conducteurs de taxis motos pour disentils, le tonus qu'il procure.

Selon le Directeur des pharmacies et des Médicaments au Bénin, M. Alfred Dansou, les autorités compétentes connaissent tous les circuits d'approvisionnement du marché d'Adjégounlè. «Si jusque-là, aucune action d'envergure n'est encore menée pour endiguer ce fl éau, c'est parce que le gouvernement entend y aller avec tact afi n d'éviter toute crise sociale à l'instar de celle des hydrocarbures » précise M. Dansou. Rappelant les quelques actions menées par les forces de l'ordre qui ont permis de détruire plus d'une dizaine de tonnes de produits pharmaceutiques saisies à Tokpa Adjégounlè, il souligne que l'approche de sa Direction est d'amener tous les citoyens à comprendre les méfaits de ces médicaments qui sont tous, sauf des produits pharmaceutiques. «La répression ne sera que la dernière arme que nous allons utilisée. Mais cela ne nous empêchera pas de faire des descentes inopinées sur le terrain pour décourager les importations de ces poisons» menace M. Dansou, pour qui les mesures sont en train d'être prises pour enrayer défi nitivement ce commerce illicite. Selon le Directeur des pharmacies, les médicaments génériques constituent une alternative aux médicaments vendus à Adjégounlè et dans les rues. Il conseille l'usage des génériques aux populations. Car, soutient-il, «ils sont à moindre coût et à la portée des démunis». M. Alfred Dansou reste convaincu que la vente illicite des médicaments est punie par les textes. Ils citent la loi 97/020 du 17 juin 1997 portant conditions de l'exercice en clientèle privée des professions médicales. «Désormais, la loi sera appliquée aux contrevenants » a-t-il réaffirmé.

Attention à la contrefaçon !
D'après une étude de l'Institution américaine Food and Drug Administration (la FDA), un médicament sur dix vendu dans le monde serait un faux et les médicaments contrefaits représenteraient plus de 10 % du marché mondial. Soit 32 milliards de dollars de bénéfi ces par an ! le trafi c de médicaments serait 25 fois plus rentable que le commerce de l'héroïne et 5 fois plus que celui des cigarettes précise la Fda dans son rapport sur les faux médicaments vendus de par le monde.

Loin de ces considérations, les bonnes femmes d'Adjégounlè continuent de vendre allègrement leurs produits, en dépit des nombreux messages de sensibilisation sur les dangers qu'encourent les consommateurs des médicaments des rues. Se substituant au besoin aux médecins, elles vont jusqu'à proposer des posologies à leurs clientèles sous le prétexte qu'elles ont l'intelligence pratique à force de manipuler les mêmes médicaments depuis plusieurs années. «Je fais des diagnostics aussi bien précis que ceux des médecins informe Ya Yabo. Il m'arrive même de déconseiller certains médicaments prescrits par des médecins à des clients et à leur proposer d'autres. Ils reviennent toujours m'informer de leur guérison» se réjouit-elle.

Pour Calixte, un apprenti mécanicien rencontré dans ce marché, et dont la femme venait à peine d'accoucher, il n'y a rien de plus rentable que de venir s'approvisionner à Adjégounlè. «Les ordonnances coûtent excessivement chères, et on n'arrive même pas à trouver des médicaments subventionnés à l'hôpital. Dans les pharmacies, le coût n'est pas à la portée de tout le monde et il est bien diffi cile de marchander» se désole Calixte, venus acheter du sérum glucosé, des seringues et autres produits dont la liste pend négligemment au bout de sa main gauche. «Je trouve tout ce que je cherche ici, à des prix abordables.
Et puis, les dames prennent le temps de tout vous expliquer contrairement aux médecins qui, pressés de recevoir un autre malade, banalise votre mal».

Pour M. Alfred Dansou, un médicament ne s'achète qu'en pharmacie et nulle part ailleurs. Surtout pas à Adjégounlè. «Adjégounlé échappe au circuit offi ciel de distribution des médicaments », affi rme-t-il. A l'en croire, le choix de ce circuit informel de distribution par certaines franges de la population est dû à leur extrême pauvreté, mais aussi et surtout à l'ignorance des dangers liés à leur consommation qui s'affranchissent des normes internationales de contrôle.

Des lois pour sévir Selon le Dr. Adébayo Monsi de la "Clinique des Médecins Unis", «des études révèlent que la moitié des produits contrefaits vendus sur les marchés africains ne contiennent pas de principe actif. Dans le meilleur des cas, ils en contiennent très peu, ou tout simplement des impuretés, au pire des cas. Le risque, informe-t-il, c'est que le consommateur d'un pareil produit n'a pas le traitement adéquat qu'il croit suivre pour guérir son mal.

Pour ce spécialiste des maladies infectieuses, les résistances aux antiparasitaires, et particulièrement aux antipaludéens sont en grande partie liées au fait que les gens prennent des produits sous-dosés ou mal préparés. «Se soigner avec un médicament contrefait ou de qualité inférieure entraîne, dans le meilleur des cas un échec thérapeutique ou pire, l'apparition de résistances. Beaucoup de cas d'insuffi sance rénale sont aujourd'hui dus aux effets secondaires de ces produits pharmaceutiques qui causent plus que tout autre élément, des accidents cardiovasculaires. Et trop souvent, c'est la mort qui est au rendez-vous» avertit le Dr. Monsi.

L'OMS estime que chaque année, 200 000 malades atteints de paludisme meurent à cause de médicaments de mauvaise qualité. Soit le dixième des morts attribués au paludisme ! Car de nombreux faux antipaludéens circulent en effet sur le marché mondial.
D'autres produits, tels que des pilules contraceptives frelatées et des préservatifs non étanches sont les plus contrefaits précise l'Organisation Mondiale de la Santé. Pour lutter contre ces contrefaçons, industriels, distributeurs et autorités publiques ont intérêt à faire front commun. M. Monsi pense que les campagnes de sensibilisation et d'information sur le danger du commerce illicite des médicaments doivent être plus que par le passé renforcées. Sans prévention, les populations iront toujours se servir dans des marchés parallèles, parce qu'elles croient hélas que le médicament est moins cher dans la rue.

Malheureusement, le produit pharmaceutique qui est vendu à la sauvette, au regard des conséquences secondaires, revient beaucoup plus cher au consommateur. Mais comme il est vendu à l'unité, au comprimé voire au sachet, c'est évidemment plus facile pour le malade de s'en procurer mais extrêmement dangereux pour sa santé.

Toutefois, en attendant, les comprimés de Misagrip, Ibucap et autres "papa kpo mama kpo" continuent d'être les remèdes miracles à tous les maux dont souffrent les pauvres populations, en dépit des risques pour eux-mêmes et des coûts sociaux que ces mauvaises pratiques génèrent. Au Bénin, la prise en charge récente des dyalises pour les malades de reins est très élevée ; sans compter que la prolifération de ces cas constituent des efforts fi nanciers qui pourraient démotiver l'engagement humanitaire de l'Etat. Réguler ou supprimer ce commerce en tenant compte des réalités sociales et du marché pharmaceutique est un véritable défi que l'économie informelle lance à l'Etat. La question est d'intérêt public et mérite un meilleur traitement basé sur des analyses fines de la situation avant de prendre des mesures de protection de la santé des citoyens. Car, si le marché noir vend des spécialités mal conservées et anarchiquement «prescrites», les génériques eux-aussi doivent être protégés contre les contrefaçon pour rester crédibles aux yeux des populations ; il faut aussi que les officines jouent le jeu en proposant ses produits à leur clientèle, pour aider le pays à cette oeuvre de salubrité sanitaire.