Alerte aux faux médicaments
Tout se copie, même les médicaments. Mais, dans ce cas, les conséquences
peuvent être mortelles. L'Organisation mondiale de la santé s'inquiète de ce
trafic qui touche aussi les pays riches et représente 35 milliards de
dollars par an.
Michèle Bietry
http://www.lepoint.fr/societe/document.html?did=164349
«Professeur, vous êtes formidable. Depuis l'opération, je peux à nouveau
prendre du Viagra sans malaise ! » Flatté, mais étonné, le chirurgien pousse
un peu l'interrogatoire et apprend que son malade cardiaque achète désormais
à meilleur prix sur Internet. Il lui délivre une ordonnance pour qu'il se
fournisse à nouveau chez son pharmacien. Quelques jours plus tard, coup de
téléphone affolé du patient : il a de nouveau eu un malaise. « J'ai deux
nouvelles à vous donner, une bonne et une mauvaise, répond le chirurgien. La
mauvaise est que le Viagra que vous achetiez sur Internet était un faux,
sans aucune activité. La bonne est que vous n'en avez pas besoin. » En
progression de 50 % depuis 1998, le chiffre d'affaires de la contrefaçon de
médicaments est énorme, évalué à 35 milliards de dollars par an. Un chiffre
à comparer au marché du médicament français, qui représentait 28,5 milliards
d'euros en 2004. Les principaux pays montrés du doigt sont la Chine, l'Inde,
le Brésil, le Mexique et, depuis 1997, la Russie, l'Ukraine et la
Biélorussie, la liste n'étant pas exhaustive.
D'après l'Organisation mondiale de la santé (OMS), 6 à 10 % des médicaments
vendus dans le monde seraient des faux. Dans les pays les plus pauvres, le
taux moyen est estimé à 25 %, avec des pointes qui peuvent atteindre 80 %.
La vague touche en 1998 les pays industrialisés, dont proviennent 40 % des
cas signalés. En 2001, la Food and Drug Administration (FDA) a pris le mors
aux dents : de cinq enquêtes en moyenne par an dans les années 90 elle est
passée à vingt, mettant en place une task force en 2003. Depuis un mois,
l'OMS a ouvert aux autorités de santé un réseau d'alerte rapide sur
Internet.
Lors du deuxième Global Forum sur les contrefaçons pharmaceutiques qui s'est
tenu à la mi-mars à Paris, le docteur Paul Newton (Wellcome Trust, Oxford),
spécialiste du Sud-Est asiatique, a donné quelques exemples. Deux enquêtes
successives en Birmanie, Thaïlande, Cambodge, Vietnam, en 2000-2001 et
2002-2003, ont montré que 38 %, puis 58 % des comprimés d'artesunate, un
antipaludéen vital, étaient contrefaits, sans principe actif. Toutes les
classes de médicaments sont visées. Principe actif dilué ou absent,
substitution de médicament en remplaçant un produit cher par un autre moins
coûteux, l'imagination des contrefacteurs est sans limite.
Dans tous les pays africains et asiatiques durement touchés par le sida, on
trouve fréquemment de faux traitements. Les plus riches ne sont pas
épargnés. En 2002, GlaxoSmithKline a découvert aux Etats-Unis des flacons
étiquetés Combivir, un médicament combinant la lamivudine et la zidovudine
pour le traitement du sida, qui contenaient en fait un autre antiviral, le
Ziagen. En Allemagne, des patients transplantés ont été alertés par une
différence minime dans l'emballage d'un médicament vital pour les préserver
des rejets, le Sandimmun. L'enquête est remontée à un petit grossiste suisse
qui servait d'intermédiaire à des fournisseurs du Proche-Orient et du
Moyen-Orient et revendait à des grossistes allemands soit des médicaments
contrefaits, soit des préparations originales détournées.
En 2003, aux Etats-Unis, a éclaté une affaire exemplaire, celle du faux
Lipitor, médicament vedette pour faire baisser le cholestérol. Probablement
600 000 Américains ont acheté un traitement inefficace. Les acteurs sont
typiques : deux trafiquants de cocaïne et de médicaments détournés arrivent
à vendre, par l'intermédiaire d'un reconditionneur du Nebraska, Med-Pro,
pour 1,5 million de dollars de flacons où sont mélangés vrais et faux
comprimés, à un distributeur, Albers Medical, spécialiste des prix discount.
Par ailleurs, l'« honnête » Albers Medical n'avait pas hésité à verser un
fort pot-de-vin au PDG d'une autre société qui lui a rendu le mauvais
service de lui vendre le même faux Lipitor. Une tierce protagoniste de
l'affaire ajoutait un autre trafic juteux : elle importait du Lipitor du
Canada pour, prétendait-elle, l'exporter au Vietnam. Elle récupérait les
comprimés, les vendait illégalement aux Etats-Unis et envoyait au Vietnam
les flacons remplis de vitamines. La « victime » Albers Medical, poursuivie
par l'industriel lésé, continue ses activités. Med-Pro, qui s'était déjà
illustré fin 1999 en distribuant de l'Esgic (un médicament contre les maux
de tête) ne répondant pas aux normes, est toujours installé au Nebraska. Le
fabricant du faux produit n'est pas identifié.
Dans la partie de poker menteur planétaire qui s'est engagée, le perdant est
déjà désigné : le malade. Il n'aura que des informations tronquées,
manipulées. « Il y a un déni général, estime le docteur Lambit Rägo,
directeur de l'assurance qualité et de la sécurité des médicaments à l'OMS.
L'ampleur du problème est méconnue. » Entre une inquiétude réelle face à
cette menace sur la santé publique et la crainte de nuire aux vrais
médicaments, les industriels et les autorités ont une attitude
schizophrénique, oscillant entre action et silence. Lorsqu'en septembre 2004
la Medicines and Healthcare Products Regulatory Agency (MHRA) britannique
lance un rappel pour un lot de Reductil contrefait (un médicament traitant
l'obésité), elle affirme qu'il s'agit du « second incident découvert dans le
circuit légal britannique depuis le cas de l'Azantac [un antiulcéreux] en
1994 ». C'est oublier le rappel du faux Cialis (un médicament contre
l'impuissance), le 14 août 2004, et de la fausse Ventoline en 1989, affaire
découverte par la presse et qui avait mis en alerte 11 000 pharmaciens.
Des circuits bien structurés. Pour générer de confortables profits, mieux
vaut appartenir à une mafia structurée capable d'infiltrer de vastes
marchés, dans plusieurs pays, et de s'adapter à la « demande ». Pfizer, l'un
des rares industriels à s'impliquer publiquement, en a fait l'amère
expérience. En traquant le faux Viagra en Asie du Sud-Est, le laboratoire a
réussi à faire chuter le nombre de contrefaçons en circulation : de 1 800
000 comprimés saisis en 2002 il est passé à 760 000 en 2003. Les
contrefacteurs ont changé leur fusil d'épaule. Dans la même période, le
nombre de comprimés contrefaits de Norvasc, un antihypertenseur, est passé
de moins de 400 000 à 1 500 000.
Cet emballement dramatique de la contrefaçon de médicament a deux origines :
la vente incontrôlée sur Internet et la libéralisation excessive du marché
du médicament, se calquant sur celui des marchandises. Le docteur Rägo
déplore que 58 pays seulement aient répondu à un questionnaire de l'OMS sur
l'e-marché, et que pas plus de 5 n'aient réglementé les sites Internet.
Pour faire entrer les faux dans les circuits légaux des pharmacies, les
trafiquants profitent de l'extrême multiplicité des intermédiaires dans un
marché de plus en plus mondialisé. Traditionnellement, le pharmacien
détaillant achète à un grossiste, qui lui-même se fournit directement auprès
du fabricant, qu'il s'agisse de sa filiale nationale ou de son représentant
agréé. Ce système a explosé dans de nombreux pays, avec la montée en
puissance des importations parallèles. Cette pratique légale permet à un
trader d'acheter dans un pays bon marché une spécialité pharmaceutique pour
la revendre dans un pays où les prix sont plus élevés, à condition que le
médicament ait une autorisation de mise sur le marché nationale. Une
nouvelle profession est apparue, le déconditionneur reconditionneur, qui met
les comprimés ou ampoules dans de nouveaux emballages, change les notices
pour se conformer aux normes du pays importateur, avant de vendre le lot à
un grossiste. En Allemagne, le numéro un de l'industrie pharmaceutique est
désormais un reconditionneur. Un autre maillon est attaqué par les
contrefacteurs : de plus en plus les pharmacies hospitalières ou les maisons
de retraite médicalisées bénéficiant de prix discount ont le droit de
revendre leur surplus. Un circuit qui a été plusieurs fois parasité.
Les Etats-Unis sont particulièrement vulnérables, en raison des prix élevés
et d'une organisation mal contrôlée dans certains Etats où n'importe quel
particulier titulaire d'un permis de conduire peut devenir grossiste en
médicaments, alors qu'en France la profession ne peut être exercée que par
un pharmacien. Au Royaume-Uni, 22 % des médicaments proviennent des
importations parallèles légales (essentiellement de Grèce et de France), 14
% aux Pays-Bas, 10 % en Suède et au Danemark, 7 % en Allemagne. La France,
pays où les prix des médicaments sont bas, exporte beaucoup plus qu'elle
n'importe.
L'extrême complexité des circuits, l'âpre concurrence qui règne, la
prochaine arrivée dans l'Union européenne de pays de l'Est où certains
médicaments sont moins chers, rien ne permet de dire que l'Hexagone est
vraiment à l'abri. Ce qui explique la mobilisation de l'Ordre national des
pharmaciens et du syndicat des industriels, le LEEM, alors qu'aucun cas de
faux n'a été signalé dans les circuits légaux, pharmacies et hôpitaux.
Les arrière-pensées des uns et des autres laissent une impression de
malaise. Lorsque des municipalités de grandes villes américaines annoncent
qu'elles vont se tourner vers des sites Internet sécurisés du Canada pour
acheter les médicaments de leurs employés et de leurs retraités 30 % moins
cher, la FDA les rappelle à l'ordre avec autant d'énergie qu'elle lutte
contre les faux médicaments, laissant planer le doute sur tous. Il est alors
gênant de se souvenir que l'industrie pharmaceutique a coiffé sur le poteau
les pétroliers pour devenir le premier donateur lors des campagnes
électorales américaines.
Répression trop faible. L'OMS déplore que « certains responsables politiques
estiment aujourd'hui que la réglementation pharmaceutique constitue un
obstacle inutile aux échanges ». L'Europe pousse à la libre circulation des
médicaments pour faire baisser les prix. Les Etats avancent en ordre
dispersé. La Grande-Bretagne autorise désormais la vente des statines
(contre le cholestérol) sans ordonnance, pense à autoriser les e-pharmacies,
tout comme l'Italie et le Portugal, sans préciser quelles mesures seront
prises pour sécuriser les sites. Quant à l'industrie pharmaceutique, son
combat contre les exportations parallèles - au moment de l'élargissement de
l'Union à des pays de l'Est frontaliers de pays notoirement pollués par la
contrefaçon - est juste, mais elle pense aussi à protéger le système de prix
actuel, les exportations parallèles lui faisant perdre 5 milliards de
chiffre d'affaires par an. On comprend alors l'inquiétude de l'OMS devant la
mollesse des réactions des gouvernements et des industriels, l'absence de
coordination, de législations adaptées réprimant plus sévèrement la
contrefaçon de médicaments. Car la contrefaçon peut rapporter gros, avec des
risques minimes, quelques amendes ou quelques années de prison. Et, jusqu'à
présent, seuls des intermédiaires se sont fait prendre
Chasseuse de contrefacteurs, tâche à haut risque
La « dame de fer » du Nigeria, le docteur Dora Akunyili, a annoncé son
prochain départ. Couverte de prix pour sa traque des contrefacteurs, la
directrice de l'agence nationale de contrôle des médicaments et de
l'alimentation (Nafdac) a inversé la tendance en cinq ans : 80 % de faux
médicaments dans les années 90, 80 % de médicaments légaux en 2005.
Restructuration de l'agence, surveillance des frontières, inspections en
Inde, où s'approvisionnent les contrefacteurs, campagnes de mobilisation de
l'opinion publique, destructions des faux ont payé. Au prix de l'incendie
des locaux et du vandalisme des laboratoires de la Nafdac et de menaces sur
sa vie. Elle n'a pas faibli lorsqu'une balle a traversé son turban lors du
mitraillage de sa voiture en 2003. Les auteurs des coups de feu ont été
jugés en mars, mais pas leurs commanditaires. Dora Akunyili s'exilera
probablement à la fin de son mandat, car elle n'aura plus de gardes du corps
M. B.
© le point 16/06/05 - N°1709 - Page 70 - 1671 mots