L'Express du 20/12/2004
Inde
Un tigre dans la pharmacie
http://www.lexpress.fr/info/monde/dossier/inde/dossier.asp?ida=430957
par Julie Joly
N° 1 indien des médicaments génériques, Ranbaxy inonde les marchés mondiaux
grâce à une législation favorable et à une politique commerciale agressive.
Mais, aujourd'hui le copieur se verrait bien passer à l'étape suivante: la
recherche
Après deux heures d'embouteillages et de vacarme assourdissant, l'arrivée
paraît tout à fait irréelle. So British... Dans la banlieue résidentielle de
Gurgaon, à une trentaine de kilomètres de New Delhi, le centre de recherche
de Ranbaxy, le géant indien de la pharmacie, a des allures de jardin
anglais. Les relents de la pollution et les hurlements des avertisseurs,
pourtant si proches, semblent s'évaporer à mesure que le visiteur s'approche
du gazon immaculé. Le maître des lieux, Malvinder Mohan Singh, petit-fils et
héritier du fondateur, accueille les visiteurs étrangers avec tous les
honneurs. Coiffé de son traditionnel turban rouge, attribut de la communauté
sikh, il ne quittera à aucun moment son sourire de circonstance. Et pour
cause: l'avenir de son groupe se joue au-delà des seules frontières de
l'Inde.
Ranbaxy emploie près de 9 000 personnes dans 24 pays et réalise les trois
quarts de ses ventes à l'étranger, deux fois plus qu'il y a cinq ans.
L'expansion est la clef de sa réussite: en janvier 2004, le laboratoire fut
le premier fabricant indien de médicaments génériques à s'implanter en
France. Stratégie payante! En l'espace de quarante ans, le groupe s'est
hissé parmi les 100 plus gros laboratoires pharmaceutiques de la planète -
une gageure. Il est aujourd'hui le sixième fabricant de médicaments
génériques au monde et le premier en Inde. Annoncé pour décembre 2004,
l'objectif du milliard de dollars de chiffre d'affaires était atteint avec
dix mois d'avance. Déjà, les dirigeants promettent beaucoup plus: multiplier
par deux les ventes du groupe d'ici à trois ans, puis par cinq avant 2012.
Nous sommes en Inde, tous les espoirs sont permis... Chaque année, ici, le
marché pharmaceutique bondit en moyenne de 16%, soit deux fois plus vite que
dans le reste du monde. A lui seul, le sous-continent compte plus de 20 000
laboratoires, dont 300 exportent leurs produits. Des chiffres record, fruits
d'un volontarisme à toute épreuve: dès 1972, en effet, New Delhi décidait de
dicter ses propres règles du jeu aux grands groupes industriels étrangers.
Au mépris des conventions internationales, une loi d'exception fut votée,
autorisant les laboratoires indiens à copier librement tout nouveau produit
lancé sur le marché. Dès lors, nul besoin d'attendre l'échéance lointaine
d'un quelconque brevet: ici, la protection juridique des innovations n'a
quasi aucune valeur.
Bienvenue au paradis des copieurs! Bhai Mohan Singh, le grand-père de
Malvinder, peut décidément se féliciter de son flair. Au début des années
1960, ce réfugié pakistanais fraîchement débarqué en Inde avait ainsi choisi
un tout autre métier pour survivre, celui d'usurier. Mais lorsque, en 1962,
deux de ses créanciers lui offrent d'effacer leurs 100 000 euros de dettes
contre une officine et une entreprise spécialisée dans l'importation de
produits pharmaceutiques, le prêteur sur gages tente sa chance. La roue de
la fortune lui donnera raison.
Les portes de la renommée
Entrepreneur malgré lui, Bhai transforme l'occasion en aubaine. Profitant
d'une main-d'ouvre (déjà) très bon marché, il embauche de jeunes chimistes
et commence à copier des produits étrangers. A partir des années 1970, la
nouvelle loi indienne sur les brevets assure son tremplin et, en 1982, son
fils aîné, Parvinder, le rejoint à la tête de l'entreprise familiale. Il y
restera jusqu'à sa mort précoce, en 1999, des suites d'un cancer. Diplômé de
l'université du Michigan (Etats-Unis), docteur en pharmacie, c'est lui qui
lancera Ranbaxy à la conquête des plus grands marchés mondiaux. Après le
Nigeria, la Thaïlande et la Malaisie, le laboratoire essaime ses usines en
Chine, en Grande-Bretagne et en Irlande, avant d'ouvrir des filiales
commerciales en Russie et dans plusieurs pays d'Europe. En 1993, un accord
est conclu avec le géant américain Eli Lilly: Ranbaxy se charge de lui
donner les clefs du marché indien; l'américain lui promet la même chose en
retour... Promesse tenue en 1994. Eli Lilly commande à Ranbaxy des
médicaments génériques destinés aux patients américains. Et lui ouvre les
portes de la renommée...
Aujourd'hui, les Etats-Unis - qui consomment plus de la moitié des
médicaments vendus dans le monde - concentrent 48% des ventes du laboratoire
indien. Des génériques, en majorité, mais pas seulement: en 2003, Ranbaxy a
lancé outre-Atlantique 15 médicaments sous sa propre marque. Une première.
«Notre avenir est dans la recherche pharmaceutique», affirme désormais le
tout nouveau directeur général du groupe, Brian Tempest. Fini, les copies
bon marché vendues par poignées? D'ici à 2012, Ranbaxy promet de tirer 40%
de ses revenus de l'innovation. Officiellement, son budget de recherche a
triplé en trois ans, passant de 25 millions de dollars en 2001 à 75 millions
cette année. Et plusieurs centaines de millions d'euros sont annoncés pour
les années à venir.
Une chose est sûre, la survie du groupe est à ce prix. A partir du 1er
janvier 2005, les producteurs indiens devront se plier aux règles strictes
du droit des brevets, en vertu d'un accord conclu il y a dix ans avec
l'Organisation mondiale du commerce. «C'est le début d'une ère nouvelle pour
les laboratoires», s'enthousiasme le cabinet Ernst & Young, auteur d'un
rapport annuel sur le marché pharmaceutique mondial. Le changement de cap
pourrait aussi annoncer les premiers ennuis... L'agressivité commerciale de
Ranbaxy ne plaît pas à tout le monde. Par exemple, l'antiasthmatique de
dernière génération lancé par le laboratoire indien en Grande-Bretagne est
vendu moitié moins cher que ceux de ses deux principaux concurrents, les
très respectés laboratoires britanniques AstraZeneca et GlaxoSmithKline...
Shocking!
La pression monte. En juin dernier, le National Health Service, puissante
autorité de santé britannique, portait plainte contre la filiale anglaise de
Ranbaxy et quatre autres laboratoires pour abus de position dominante,
rupture de stock organisée, entente illicite sur les prix et surfacturation
de leurs produits. Montant du préjudice estimé: 175 millions de dollars au
total. Et ce n'est pas fini. Récemment, l'Organisation mondiale de la santé
mettait officiellement en cause l'efficacité réelle de 10 antirétroviraux
génériques produits par l'entreprise. L'enjeu est crucial: c'est tout le
crédit accordé au laboratoire indien qui risque de s'effondrer. Ranbaxy
s'est donné moins de deux mois pour apporter les preuves de son sérieux.
Dur métier que celui de géant... Au jeu du plus fort, le tigre Ranbaxy l'a,
néanmoins, maintes fois prouvé, la souplesse du félin vaut mieux que la
carapace des tortues! Dans ce domaine, le groupe indien s'est forgé une
réputation à la mesure de son opportunisme: tantôt «cheval de Troie» pour
les laboratoires étrangers soucieux de pénétrer le territoire indien,
«sous-traitant hors pair» pour les fabricants avides d'économies,
«partenaire idéal» aux yeux des assureurs privés comme publics, inquiets du
dérapage de leur facture pharmaceutique, ou encore «exemple à suivre» pour
tous les malades du sida en quête d'un traitement abordable...
Aujourd'hui, Ranbaxy prétend faire mieux et moins cher que les plus grands
de la recherche. Pour cela, il s'appuie sur les innombrables ressources de
sa mère patrie. La société le sait: aucun autre pays au monde ne peut offrir
aux laboratoires 115 000 ingénieurs diplômés par an, 12 000 docteurs en
chimie et des coûts de production inférieurs de 40 à 50% à ceux pratiqués en
Europe ou aux Etats-Unis. Le 21 novembre 2003, Bill Clinton en personne
faisait le détour à Gurgaon pour observer les recettes du made in Ranbaxy.
Fasciné, l'ancien président des Etats-Unis désignait le laboratoire parmi
les trois fournisseurs officiels de sa fondation de lutte contre le sida.
Vendus près de 10 fois moins cher que leurs originaux, les antirétroviraux
génériques produits par Ranbaxy ne font pas rêver que lui... Espérons que
leur qualité restera à la hauteur des attentes.