Recherche pharmaceutique : la polémique [ 05/09/05 ]
http://www.lesechos.fr/info/rew_metiers/4309587.htm
Un ouvrage américain qui vient de paraître met gravement en cause les
pratiques de la recherche pharmaceutique et l'ambiguïté des relations
public-privé.
La recherche-développement, joyau et moteur du secteur pharmaceutique, est
au coeur de la polémique.
« La Vérité sur les compagnies pharmaceutiques ». Sous ce titre accrocheur
se cache un réquisitoire contre l'un des plus puissants secteurs du monde
industriel. L'auteur de ce pamphlet, Marcia Angell, est médecin, professeur
à l'université Harvard et ancienne éditrice en chef de l'un des plus
prestigieux journaux médicaux du monde : le « New England Journal of
Medecine ». L'ouvrage paraît ce mois-ci dans sa version française, traduit
par le professeur Philippe Even, ancien doyen de la faculté de médecine
Necker à Paris. La première édition de cette enquête à l'été 2004 avait jeté
un trouble considérable dans le milieu pharmaceutique américain. La seconde
version ne limite pas ses critiques aux laboratoires.
Comme l'indique Philippe Even, l'ouvrage, « d'une puissance critique
dévastatrice », est aussi « une sérieuse remise en cause de nos institutions
académiques, de nos sociétés, de nos journaux et associations et plus
généralement de la profession [médicale] tout entière, de ses leaders à ses
exécutants. Tous les médecins auraient intérêt à se réveiller ». Au-delà des
professionnels de santé, qui se sont laissé « influencer, pervertir et
parfois corrompre », cette charge s'en prend aux agences d'homologation des
médicaments, au monde politique et aux médias.
Les premiers sont jugés trop laxistes, avec des produits dont l'efficacité
laisse parfois à désirer. Le second, particulièrement aux Etats-Unis,
bénéficie des largesses d'une activité richissime devenu experte en lobbying
institutionnel. Quant aux journalistes, « ils gobent sans protester » les
chiffres mirobolants régulièrement lancés par « Big Pharma ». Tout le monde
en prend pour son grade, mais les laboratoires restent les premiers visés.
« Ce livre révèle le contraste saisissant entre l'incroyable puissance
financière de l'industrie pharmaceutique et le tarissement plus incroyable
encore des découvertes de nouveaux médicaments réellement innovants. Plus
l'industrie thésaurise pour ses actionnaires, moins elle produit pour les
malades », juge le professeur Evin.
Mystifications en série
La recherche-développement, joyau et moteur du secteur, est au coeur de la
polémique. Marcia Angell n'y va pas par quatre chemins : dans ce domaine,
comme dans celui des essais cliniques, les laboratoires sont passés maîtres
dans l'art de la mystification. L'auteur conteste l'un des dogmes les mieux
établis dans le milieu : le coût de développement des nouvelles molécules,
fixé à 800 millions de dollars. Ce montant a été calculé initialement par un
organisme de recherche proche de l'industrie, le centre Tufts, près de
Boston. Son directeur, Joseph Di Masi, a annoncé cette donnée « en grande
fanfare et à coups de cymbales » en novembre 2001. Selon l'auteur, il s'agit
là d'un « nombre imaginaire ». En fait, ce montant se rapporte « aux coûts
de développement d'un très petit nombre de médicaments ».
De plus, ce ticket d'entrée ne concerne que les médicaments développés en
interne et en totalité par un laboratoire (« self-originated NME », ou
nouvelles entités moléculaires). Mais les industriels n'utilisent que
rarement cette stratégie. Dans plus de la moitié des cas, ils se contentent
de faire leur marché dans les laboratoires de recherche publique américains,
devenus les véritables innovateurs en matière de pharmacopée. La majorité
des anticancéreux et des antirétroviraux (contre le VIH) actuellement sur le
marché ont ainsi été découverts par des équipes universitaires. Le plus
souvent, ces médicaments, rachetés par Big Pharma, sont ensuite vendus au
prix fort. « Dès l'instant où le gouvernement transfère la propriété
intellectuelle à une compagnie, il perd tout contrôle sur les prix », ajoute
Marcia Angell.
Essais cliniques sponsorisés
L'autre gros travers des laboratoires est leur tendance à se copier
mutuellement. « Depuis longtemps, l'industrie pharmaceutique ne
commercialise plus guère de molécules innovantes, mais elle témoigne d'un
art inépuisable pour accommoder les restes, les «me too» n'étant que de
nouvelles versions des plats précédents ».
Après ces hors-d'oeuvre, on en vient au plat principal : les essais
cliniques. En théorie, cette obligation réglementaire est le juge de paix
incontestable de l'innovation thérapeutique. Là encore, les laboratoires ont
l'art de masquer la vérité. « La plupart des essais sont sponsorisés par les
compagnies elles-mêmes. En soi, cette sponsorisation ne signifie pas ipso
facto leur non-fiabilité. Mais l'industrie ne se borne pas à les financer,
elle exerce un contrôle de plus en plus étroit sur leur organisation, sur
leur mise en oeuvre et sur l'analyse, la présentation et la publication ou
non des résultats, et cela est tout à fait nouveau. » Une enquête menée en
2002 par l'université Duke (Durham) portant sur environ 10.000 essais montre
que 95 % d'entre eux sont menés sans comité indépendant. « De multiples
biais infiltrent aujourd'hui les essais cliniques, et il y a de nombreuses
preuves que les chercheurs connectés avec une grande firme favorisent ses
produits. » Plusieurs affaires récentes, dont la « saga du Vioxx »,
largement décrite dans l'ouvrage, illustrent ce travers.
Dans ce contexte, quel peut être l'avenir d'une industrie qui, de toute
évidence, produit d'excellents médicaments et vaccins qui sauvent des
millions de gens ? Marcia Angell rend d'ailleurs hommage aux industriels et
rappelle qu'elle n'aurait pas passé sa vie au « New England Journal of
Medecine » si elle n'avait pas cru « à la valeur de la recherche médicale et
à celle des traitements innovants ». Mais le mal est ailleurs, et les
dérives sont récentes. Depuis une dizaine d'années, l'industrie
pharmaceutique « s'est éloignée de sa mission originelle » et a perdu une
bonne partie de sa formidable image de gardien de la santé de l'humanité.
Excès d'angélisme ? Marcia Angell ne le pense pas. « Les citoyens ne croient
plus une seconde que les firmes aient besoin de ces prix stratosphériques
pour couvrir les coûts de recherche-développement ».
ALAIN PEREZ