[e-med] Le «Fen-Phen», l’autre scandale de Servier en Amérique

Le «Fen-Phen», l’autre scandale de Servier en Amérique
Par MIKKEL BORCH-JACOBSEN Philosophe et historien, professeur à l’université
de Washington (Seattle)
http://www.liberation.fr/societe/01012320651-le-fen-phen-l-autre-scandale-de-servier-en-amerique

L’affaire du Mediator, dit-on, est un scandale typiquement français, mettant
en cause un patron de laboratoire, des réseaux d’influence et un système de
pharmacovigilance bien de chez nous. Est-ce bien le cas ? On oublie un peu
vite que le laboratoire Servier a 140 succursales à travers le monde et
réalise 82% de son chiffre d’affaires à l’étranger. On oublie aussi que l’affaire
du Mediator n’est jamais que la répétition d’une affaire quasiment identique
impliquant Servier aux Etats-Unis et au Canada : le scandale dit du
«Fen-Phen», «Fen» désignant la fenfluramine, un anorexigène (coupe-faim)
vendu par Servier depuis le milieu des années 60 sous le nom de Ponderal en
Europe et Pondimin aux Etats-Unis. La fenfluramine provoquant somnolence et
dépression, elle a commencé, au début des années 90, à être administrée aux
Etats-Unis en association avec une amphétamine contrebalançant ces effets,
la phentermine - d’où la désignation Fen-Phen.

Le Fen-Phen a tout de suite eu un énorme succès comme traitement
amaigrissant, mais le brevet de la fenfluramine arrivait à expiration. C’est
alors que Servier a décidé de s’associer avec les laboratoires Wyeth-Ayerst
et Interneuron pour demander une autorisation de mise sur le marché (AMM)
auprès de la Food and Drug Administration (FDA) américaine pour une autre
molécule anorexigène, la dexfenfluramine, sous le nom de marque Redux. Or
cette dexfenfluramine n’est en réalité rien d’autre que la moitié active de
la fenfluramine. C’est elle que Servier avait vendue en Europe depuis 1985
sous le nom d’Isoméride et dont une équipe française avait noté dès 1991 qu’elle
présentait de graves risques d’hypertension artérielle pulmonaire, maladie
rare et souvent mortelle.

Sommités payées par Servier

Une étude dirigée par le professeur Lucien Abenhaim avait confirmé ces
soupçons et ses résultats étaient connus de la commission d’experts de la
FDA chargée d’examiner le dossier de la dexfenfluramine, qui recommanda en
conséquence de lui refuser l’AMM par 5 voix contre 3. La hiérarchie de la
FDA demanda un second vote et, contre toute attente et au terme d’un débat
houleux, la dexfenfluramine fut autorisée par 6 voix contre 5. Leo Lutwak,
principal expert de la commission, devait dénoncer par la suite la présence
dans la hiérarchie de la FDA du professeur Michael Weintraub, le promoteur
de la combinaison Fen-Phen, et les efforts déployés par le laboratoire pour
cacher les dangers d’hypertension pulmonaire à la commission. Dans le même
temps, la publication de l’étude Abenhaim dans le New England Journal of
Medicine fut précédée d’un éditorial minimisant les risques d’hypertension
pulmonaire au regard des morts bien plus nombreuses dues à l’obésité. On
apprendrait plus tard que les deux sommités signataires de l’éditorial
étaient payées comme consultants par Servier, Wyeth et Interneuron, fait qu’elles
n’avaient pas signalé à la revue.
Ayant obtenu son AMM pour le traitement de l’obésité en avril 1996, la
dexfenfluramine fut aussitôt marketée comme traitement à visée amaigrissante
et adoptée par deux millions d’Américains, pendant que sa jumelle
fenfluramine continuait à être prescrite sous forme de Fen-Phen (18 millions
de prescriptions cette année-là). Un an plus tard, un rapport de
pharmacovigilance de la clinique Mayo signalait que 24 personnes ayant
consommé des fenfluramines avaient développé de l’hypertension pulmonaire et
des valvulopathies cardiaques. En comparant avec d’autres rapports, la FDA
arriva à la conclusion que 30% des usagers pouvaient développer ces
pathologies extrêmement graves et décida de retirer les deux fenfluramines
du marché en 1997, tandis que l’Europe en restreignait sévèrement l’usage.
Une avalanche de procès intentés par les victimes du Redux s’abattit sur
Wyeth, obligeant la compagnie à provisionner 12 milliards de dollars en 2001
pour les dommages et intérêts. Servier, quant à lui, déboursa 38 millions de
dollars en dommages et intérêts en 2005 au Canada, où il distribuait les
deux fenfluramines sous leurs noms européens.

La ressemblance avec l’affaire du Mediator aurait dû crever les yeux des
autorités sanitaires françaises, qui ne pouvaient manquer d’avoir eu vent du
scandale du Fen-Phen, pas plus qu’elles ne pouvaient raisonnablement ignorer
que le benfluorex, principe actif du Mediator, fait partie de la même
famille des fenfluramines que l’Isoméride Redux et le Pondéral-Pondimin.
Mais, sans vouloir excuser leur coupable volonté d’ignorance, il faut noter
que les dysfonctionnements de la pharmacovigilance française ne sont guère
différents de ceux de la FDA américaine et de bien d’autres autorités de
santé à travers le monde. Loin d’être une exception française, le Mediator
illustre des mécanismes partout à l’œuvre dans l’industrie pharmaceutique et
qui ont été à l’origine de multiples scandales tout aussi graves.

La collusion des experts avec le laboratoire qu’ils étaient censés contrôler
? La recherche pharmacologique étant majoritairement financée par les
laboratoires, il est quasiment impossible de nos jours de trouver un
chercheur de haut niveau sans conflit d’intérêt. Le lobbying politique, les
réseaux d’influence ? Le lobby pharmaceutique est un des plus puissants à
Washington et il en va de même ailleurs, même si c’est moins visible (qu’on
songe à l’affaire de la grippe H1N1, ou aux relations révélées par Wikileaks
entre l’OMS et l’IFPMA, la Fédération internationale des fabricants de
médicaments).

Médicaments remarketés

La promotion du Mediator comme coupe-faim alors qu’il était autorisé pour le
diabète ? Tous les laboratoires font la même chose pour élargir le marché de
leurs molécules : Warner-Lambert (maintenant Pfizer) a été condamné en tout
à 572 millions de dollars d’amende pour avoir marketé son antiépileptique
Neurontin pour la migraine et le trouble bipolaire ; Eli Lilly a marketé son
antipsychotique Zyprexa (toujours en vente) à l’intention des enfants
hyperactifs et des vieillards, causant 15 000 morts par an parmi ces
derniers, selon l’expert de la FDA David Graham ; Pfizer a dû payer 2,3
milliards en dommages et intérêts pour le marketing hors-AMM de son
antalgique Bextra (retiré du marché) pour les douleurs aiguës et
post-chirurgicales.

Servier a caché les dangers du Mediator et de l’Isoméride Redux ? Oui, mais
GlaxoSmithKline en a fait de même avec son antidépresseur Deroxat (toujours
en vente) et son antidiabétique Avandia (interdit en Europe et sévèrement
réglementé aux Etats-Unis) : 47 000 crises cardiaques ; Johnson & Johnson
avec son médicament contre le reflux gastrique Propulsid (retiré du marché,
16 000 victimes, dont 300 décès), Merck avec son antalgique Vioxx (retiré du
marché dans 80 pays, environ 50 000 victimes), Pfizer avec le Celebrex
(toujours en vente), etc. Quant au recyclage fallacieux de la fenfluramine
sous des noms de marque différents, Servier pouvait prendre exemple sur
Wyeth qui produit son traitement de remplacement hormonal sous diverses
guises (Premarin, Prempro) bien qu’il ait été clairement associé à des
risques de cancer dès 1975.

Les actes commis par les laboratoires Servier sont ceux de toute une
industrie au niveau mondial, qui place les intérêts de ses actionnaires
avant ceux des patients et n’hésite pas à nous rendre tous malades si cela
peut permettre de vendre plus de pilules.

Auteur, avec Anne Georget, de «Maladies à vendre», diffusé par Arte en mars.

Et qu'en est-il du Médiator en Afrique???. As t-on des infos sur sa
prescription ??

Serge