[intéressant article du Monde paru en août dernier.CB]
Point de vue
Mediator : Combien de morts ?
LEMONDE.FR | 24.08.10 | 10h31
http://www.lemonde.fr/idees/article/2010/08/24/mediator-combien-de-morts_1402014_3232.html
La pandémie grippale A (H1N1) a suscité de nombreux débats et enquêtes.
Ceux-ci ont mis en cause, au-delà des gaspillages de fonds publics, le
processus de décision en matière de santé publique : notamment l'influence
des grandes firmes sur les avis scientifiques qui fondent les décisions.
La propension au débat contradictoire est incomparablement moindre
concernant la sécurité sanitaire sous l'angle de la pharmacovigilance. La
connaissance des effets indésirables graves des médicaments représente
pourtant une dimension essentielle en termes de santé publique. La
pharmacovigilance (PHV) devrait s'inscrire au cœur du système de soins. Nous
en sommes loin ! Le cas du Médiator illustre les insuffisances et les
perversités de l'actuel dispositif.
Commercialisé notamment comme antidiabétique depuis 1976 en France par le
groupe Servier sous l'appellation de "Médiator", le benfluorex fait partie
de la famille des "fenfluramines", qui ont suscité un grand intérêt pour
leur effet "coupe faim". La dexfenfluramine (Isoméride - Servier) sera ainsi
commercialisée en 1985 avec un succès retentissant pour son effet
anorexigène.
Mais en 1997 les fenfluramines sont rendues responsables aux USA de
valvulopathies cardiaques ainsi que d'hypertensions artérielles pulmonaires,
et définitivement proscrites, ainsi qu'en Europe. Près de 4 milliards de
dollars d'indemnisation seront obtenus par class action. En France, aucun
cas de valvulopathie ne sera rapporté…
1997 : LE SURVIVANT
Pourquoi le Médiator échappe-t-il à la proscription générale des
fenfluramines ? Son appartenance à cette famille était pourtant anciennement
connue ! En
1995, à l'occasion d'une enquête sur "les anorexigènes", le comité de
pharmacovigilance interdit le benfluorex dans les préparations magistrales :
il craint une dérive de prescription. Effectivement l'URCAM de Bourgogne
montrera en 1998 que plus d'un tiers des prescriptions se situent hors
autorisation de mise sur le marché (AMM), le Médiator ayant pris le relais
de l'Isoméride comme coupe faim.
Le premier cas de valvulopathie sous Médiator est décrit en France en 1999
par le Centre de PHV de Marseille, sans que suite soit donnée. Le premier
cas espagnol décrit en 2003 amène son interdiction dès 2005. Deux ans plus
tard, Servier ne demandera pas le renouvellement de l'AMM en Italie. En
France, où 88 % des ventes mondiales de Médiator sont réalisées, il est
seulement demandé de nouvelles études, en attendant le renouvellement
quinquennal de l'AMM en 2007. En 2006 l'observation toulousaine de
valvulopathie sous Médiator chez une patiente de 48 ans sans antécédent,
publiée par le professeur Montastruc, et survenant après sept notifications
spontanées, ne conduit toujours pas à l'interdiction : la commission d'AMM
renouvelle l'autorisation quinquennale du Médiator, se contentant de
supprimer l'une de ses indications mineure. Dès 1999 pourtant, la Commission
de la transparence proposait le déremboursement du Médiator au vu de son peu
d'intérêt thérapeutique. Remboursées à 65 %, les 140 millions de boites
vendues au prix de 5,04 € auront couté près de 500 millions Ã
l'Assurance-maladie…
2010 : FIN DE PARTIE POUR LE MÉDIATOR
Il aura fallu l'obstination d'un praticien hospitalier, le docteur Irène
Frachon, et des équipes du CHU de Brest, pour que la responsabilité du
Médiator dans la survenue de cas d'HTAP et de valvulopathies soit enfin
reconnue (Médiator 150, sous titre censuré, éditions dialogues). Leurs
travaux seront appuyés in fine par une étude de la Caisse nationale
d'assurance maladie révélant, sur sa base de données et une cohorte d'un
million de diabétiques, que le risque de chirurgie valvulaire est multiplié
près de quatre fois pour les patients exposés au Médiator…
La molécule est enfin retirée du marché français le 30 novembre 2009 par
l'AFSSAPS, et la décision définitive d'interdiction prise le 14 juin 2010
par l'Agence européenne, avec cet avis sans appel : "le lien entre
Benfluorex et valvulopathie est établi ". Cette interdiction aurait dû être
signifiée beaucoup plus tôt, par exemple dès 1997 comme pour l'ensemble de
cette classe thérapeutique. Que s'est-il passé concernant une molécule qu'en
2006 la HAS ne cite même pas dans les recommandations publiées avec
l'AFSSAPS sur le traitement du diabète ?
L'explication est dans la publicité que le groupe Servier, important sponsor
de la pharmacovigilance française, osait encore publier dans le Quotidiens
du médecin et le Quotidien du pharmacien le 2 juin dernier : "face aux
nombreuses inexactitudes parues dans la presse grand public, Ã ce jour,
aucun lien de causalité direct n'a été démontré entre la prise du médicament
et les valvulopathies". Le Groupe Servier célébrait ainsi en apothéose de
mensonge la longue et rentable vie du Médiator, produit proposé au
déremboursement 10 ans auparavant pour insuffisance de service médical
rendu. Il lui aura rapporté 1 milliard d'euros et coûté beaucoup plus aux
assurances-santé en coûts induits de remboursement et d'hospitalisation.
Pour combien de vies brisées ? Pour combien de morts ? Une étude
universitaire évalue entre 500 et 1000 le nombre de décès en relation
directe avec le Médiator.
ET MAINTENANT ?
Ce triste constat connaît déjà quelques prolongements judiciaires, pour une
firme concernée par une procédure européenne pour distorsion de concurrence
et dissimulation de données.
Pour la santé publique, un chantier doit être ouvert concernant les failles
de la pharmacovigilance, les défauts de transparence, le traitement des
conflits d'intérêt, les insuffisances de veille et de réactivité à l'alerte.
L'AFSSAPS doit avoir les moyens d'exploitation de ses propres bases de
signalements spontanés, ainsi que de celles de l'Assurance-maladie. Mais les
résultats seront limités tant qu'une présence industrielle oppressante
hypothéquera la crédibilité du dispositif public de pharmacovigilance.
L'autorité politique manifestera-t-elle lucidité et détermination pour que
ne se renouvelle pas l'histoire dramatique du Médiator ?
Gérard Bapt, député PS et rapporteur spécial de la mission santé pour la
Commission des finances