Le retrait de MSF, prévu dans certains pays, suscite l'inquiétude
DAKAR, le 20 décembre (IRIN) - Cinq ans après avoir démarré ses programmes
de prise en charge gratuite des personnes vivant avec le sida, Médecins sans
frontières se prépare à passer la main aux Etats, une décision qui inquiète
les patients.
L'organisation internationale prend en charge plus de 57 000 personnes, sous
traitement antirétroviral (ARV), dans 29 pays à travers le monde. Mais selon
Médecins sans frontières (MSF), certains programmes doivent désormais être
gérés par les acteurs locaux et les gouvernements des Etats concernés.
«Lorsqu'ils viennent, ce n'est pas pour rester», a commenté Isaac Tita, un
militant camerounais qui participe au projet de traitement antirétroviral
(ARV) de l'organisation internationale depuis son lancement en 2000 à
Yaoundé, la capitale du Cameroun.
Dans ce pays d'Afrique centrale, au coeur de l'épidémie qui ravage le
continent africain, MSF se prépare à remettre son programme de prise en
charge du VIH/SIDA entre les mains du gouvernement et des acteurs locaux.
Selon M. Tita, cette démarche inquiète les 575 personnes sous ARV, qui
craignent que le secteur de santé publique, déjà submergé, ne puisse les
prendre correctement - et gratuitement -- en charge.
"Il y a cinq ans, avant que MSF vienne au Cameroun, les traitements
coûtaient 400 dollars par mois. Ils sont maintenant gratuits", a expliqué
Isaac Tita.
Contrairement à MSF, les autorités demandent aux patients qu'ils contribuent
à hauteur de huit dollars par mois à l'achat de leur traitement, qui
prolonge leur espérance de vie.
Mais avant octobre 2004, et les 14 millions de dollars de financement du
Fonds mondial pour la lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme,
les traitements ARV coûtaient 34 dollars par mois.
"Quand on démarre ce type de programmes, toujours au sein des structures
médicales publiques en ce qui nous concerne, il faut modifier les systèmes
nationaux de santé, qui sont très rigides", a expliqué le docteur Eric
Goemaere, responsable de MSF en Afrique du sud, un programme de prise en
charge en partie repris en main par l'Etat.
L'Etat doit avoir les moyens et la volonté politique de soutenir les
patients
"Nous, on peut faire ça plus facilement, mais nos ressources sont limitées
alors on dit : 'Prenez les choses en main, pour que l'on puisse aller
ailleurs", a ajouté le docteur.
Il a néanmoins ajouté que MSF devrait rester encore deux ans en Afrique du
sud afin d'achever les recherches en cours, qui portent notamment sur
l'épidémie de tuberculose et de VIH.
Mais en avril 2006, MSF remettra officiellement la gestion des trois centres
de traitement du sida et des infections opportunistes (dont la tuberculose)
situés à Khayelitsha, une commune populaire du Cap, aux autorités du
département de la Santé de la province.
MSF a expliqué avoir préparé son retrait depuis 2004, afin que le
gouvernement puisse prendre en charge le traitement des 3 561 personnes sous
traitement ARV à Khayelitsha, malgré un manque criant de ressources humaines
dans le secteur de la santé - 20 infirmières et cinq médecins manquent ainsi
toujours à l'appel.
Déjà, 12 000 personnes sont sous traitement dans 35 sites de prise en charge
dans la province du Western Cape, où se trouve Khayelitsha ; tandis que le
Eastern Cape, plus reculé et rural, n'a un taux de réussite que de 50 pour
cent, un début en lequel le docteur Goemaere veut croire.
"Nous adaptons les modalités de notre retrait situation par situation, il
n'y a rien d'établi", a expliqué le docteur belge, tout en précisant les
critères qui permettent d'évoquer un départ en douceur : des ressources
humaines, de l'argent, des médicaments et des infrastructures sanitaires.
Ainsi, ce sont les autorités provinciales de Khayelitsha qui payent, depuis
l'année dernière, la majeure partie des salaires du personnel. Le système
d'approvisionnement des médicaments est rôdé et fiable et la gestion des
centres de santé est assez flexible pour permettre de s'adapter aux
contraintes et de corriger les erreurs.
"Cela a été possible parce que c'est l'Afrique du sud et que l'argent n'est
pas un problème", a commenté le docteur Goemaere. Les deux provinces du Cap,
dans le sud du pays où se trouve Khayelitsha, ont un taux de réalisation des
programmes de prise en charge des personnes vivant avec le sida de,
respectivement, 90 et 50 pour cent.
Mais dans les pays où la situation économique et la volonté politique sont
moins fortes, le départ doit se négocier longtemps à l'avance, afin que les
autorités aient le temps de se préparer, ont expliqué les responsables de
l'organisation médicale d'urgence.
C'est le cas du programme conduit depuis 2004 par MSF à Lagos, la capitale
commerciale du Nigeria, le troisième pays le plus affecté par l'épidémie de
VIH en terme de nombre de personnes vivant avec le virus.
«Si MSF se retire maintenant, beaucoup de mes frères et sours vivant avec le
sida [souffriront]», s'est exclamé un activiste nigérian, "des remarques à
ne pas prendre à la légère", selon des membres de l'équipe de MSF avec
laquelle ce militant travaille au sein de l'hôpital général de Lagos, où 950
patients reçoivent un traitement gratuit.
Pourtant, s'il est prématuré de parler de retrait de MSF au Nigeria - le
programme doit se poursuivre jusqu'à la mi-2007--, il est par-contre
tout-à-fait opportun d'évoquer, avec les autorités, ce qui doit être mis en
place pour assurer une continuité dans l'offre de service.
"Personne ne parle aujourd'hui de quitter le Nigeria. Mais puisque nous
partirons un jour, nous devons préparer l'Etat à cette idée et nous assurer
que tout est réuni pour que cela arrive. Cet environnement n'existe pas
aujourd'hui", a expliqué Tobias Luppe, responsable pour MSF au Nigeria de la
campagne universelle d'accès aux médicaments essentiels.
Lancer le débat, provoquer les décisions
Beaucoup de plaidoyer, d'explication et de partage d'expériences sont
nécessaires pour convaincre des administrations et des responsables
politiques de promouvoir des structures intégrées de prise en charge
gratuite, pour les enfants comme pour les adultes.
"Il nous faut aller au-delà de la question médicale, et inviter tous les
intervenants à utiliser ce modèle comme un catalyseur", a ajouté M. Luppe.
"Tant que ce n'est pas acquis, il est hors de question de partir et de
laisser les patients sans soins gratuits."
Au Nigeria, ce débat est loin d'être clos.
Les patients qui bénéficient du programme public payent 1 000 Nairas (sept
dollars) par mois pour obtenir les ARV, à quoi il faut ajouter le prix des
analyses et le traitement des infections opportunistes, soit un coût moyen
de 1 000 Nairas par jour, selon MSF -- ce qui condamne une majorité de
malades à ne pas avoir accès au traitement, près de 50 pour cent des
personnes interrogées vivant avec moins de 36 dollars par mois.
"Il y a un énorme besoin de traitement et un nombre ridicule de personnes
qui en bénéficient, mais nous ne voyons aucun signe de bonne volonté de la
part des autorités", a expliqué Tobias Luppe.
Pour MSF, il est désormais essentiel que les communautés jouent leur rôle.
Ainsi, les activistes, de plus en plus organisés, manifestent de plus en
plus ouvertement pour obtenir des autorités une prise en charge gratuite.
"Le Nigeria a beaucoup d'argent, c'est le sixième producteur mondial de
pétrole !", a expliqué Tobias Luppe.
"Les grands hôpitaux fonctionnent, et les centres de santé primaire, dans un
piètre état, pourraient au moins faire du dépistage et du conseil. Mais
c'est aux autorités de faire le prochain pas, c'est de la responsabilité des
gouvernements que d'offrir des soins de qualité à leur population."
Aussi difficile que cela puisse paraître pour MSF, l'organisation médicale
assure qu'elle ne se retirera jamais des situations d'urgence en laissant
les personnes sans traitement.
"On ne peut pas envisager que les patients payent leur traitement, c'est
éthiquement et économiquement impossible", a commenté le docteur Goemaere.
"MSF continuera de fournir des traitements ARV jusqu'à ce qu'on ait trouvé
un partenaire fiable à qui remettre ces programmes."