[e-med] Lutte contre le sida : réalités américaines et renoncements européens

Ci-joint un article de l'ambassadeur américain à Paris, que nous avons
trouvez scandaleux, et auquel nous avons répondu, grâce à un droit de
réponse accordé par le même quotidien.

Régis Samba-Kounzi
Responsable Commission Nord/Sud
Act Up-Paris
http://www.actupparis.org/secteur10.html
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Contre le sida, l'Amérique en pointe, par Howard H. Leach
LE MONDE | 10.11.04

  C'est parce que le sida tue chaque jour 8 000 personnes dans le monde
que les Etats-Unis se sont engagés dans la lutte contre cette terrible
épidémie.
Cette semaine, le comité consultatif présidentiel sur le VIH/sida doit
se réunir à Washington afin d'apporter des informations et des
recommandations au gouvernement américain quant aux programmes et aux politiques appropriés pour promouvoir la prévention et faire progresser la recherche sur le VIH et le sida. Jusqu'à ce qu'un remède ou un vaccin contre le sida puisse être trouvé, la priorité restera au traitement des malades, à la prévention de nouvelles contaminations et aux soins à donner aux porteurs de la maladie ainsi qu'à ceux qui en subissent les conséquences, notamment les orphelins.

Les Etats-Unis ont pris la tête de la lutte globale contre le sida en engageant des moyens financiers énormes. Cette année, l'ensemble de
notre contribution pour combattre l'épidémie atteindra 2,4 milliards de
dollars - un montant supérieur à la somme de toutes les contributions du reste du monde. Le plan d'urgence américain contre le sida fournit directement des traitements, des moyens de prévention et des soins dans plus de 100 pays, en se concentrant sur les 15 pays les plus durement touchés. Depuis janvier, ces 15 pays, où l'on recense la moitié des cas de contamination du monde, ont reçu 865 millions de dollars (670 millions d'euros) au titre de ce plan d'urgence.

Les Etats-Unis sont les cofondateurs du Fonds global contre le sida, la tuberculose et le paludisme, qu'ils continuent à présider et dont ils
sont le principal donateur.

Cet investissement montre déjà des résultats positifs en termes de vies sauvées. Le département d'Etat américain a annoncé que le plan d'urgence est "en voie d'assurer le traitement de plus de 200 000 personnes d'ici à
juin2005, ce qui doublera presque le nombre de malades traités en Afrique subsaharienne". En Ouganda, les programmes financés par le gouvernement américain ont largement multiplié par deux le nombre des patients recevant
des traitements antirétroviraux, souvent dans des endroits où il est difficile d'avoir accès aux médicaments et aux traitements.

De nombreux ruraux ougandais reçoivent désormais un traitement antirétroviral qui leur est apporté à domicile par des auxiliaires médicaux
circulant à cyclomoteur.

Les Etats-Unis ont pris l'engagement de contribuer au traitement des
malades diagnostiqués séropositifs par des médicaments efficaces qui sont
largement répandus dans le monde développé. La moitié environ des crédits du plan d'urgence du président serviront à financer des thérapies
antirétrovirales, qui donnent aux patients la force de travailler, en assumant leur rôle auprès de leur famille et de leur communauté.

Les malades du sida doivent avoir accès à des médicaments sûrs et
efficaces.
Dès l'origine, la politique américaine a été d'acheter de tels
médicaments aux prix les plus bas possible, quel que soit le pays d'où ils viennent ou la nationalité de celui qui les vend. Pourvu qu'ils soient sûrs et efficaces, nous nous intéresserons aussi bien aux médicaments génériques et aux copies des médicaments de marque qu'aux médicaments des laboratoires pharmaceutiques.

Les Etats-Unis accueillent favorablement et respectent la décision de l'Organisation mondiale du commerce d'assouplir la réglementation des brevets afin d'élargir l'accès des pays en développement aux médicaments.
Comme la France et d'autres nations, nous sommes d'avis qu'il faut protéger
les droits de propriété intellectuelle, et notamment ceux qui se
rapportent à l'industrie médicale. Les règles de la propriété intellectuelle
offrent le cadre nécessaire pour protéger et encourager l'innovation. Pour autant, les Etats-Unis reconnaissent que des exceptions doivent être faites pour les crises d'ordre médical, comme c'est le cas avec le sida.

Endiguer l'expansion du sida est aussi important que de traiter les populations déjà atteintes par la maladie. Pour les Etats-Unis, les principes d'une bonne prévention résident dans l'abstinence, la fidélité et l'usage du préservatif, mais il n'y a pas qu'une seule et unique solution pour prévenir le développement de cette pandémie. De nombreuses tactiques doivent être utilisées : lutte contre la toxicomanie, éducation des femmes et poursuite des travaux de mise au point d'un vaccin. Au cours du dernier exercice budgétaire, les Etats-Unis ont investi 488 millions de dollars (380 millions d'euros) dans la recherche sur le vaccin, et, pour le prochain exercice, le président Bush a demandé un budget de 533 millions de dollars
(415 millions d'euros).

Pour inverser la marée montante de la pandémie, il est également
nécessaire d'améliorer l'infrastructure médicale dans les régions exposées à une diffusion exponentielle du VIH/sida. C'est pour cela qu'une part croissante des fonds du plan d'urgence américain sera investie dans la formation de travailleurs du secteur médical et dans l'amélioration des infrastructures de santé publique nationales et locales. La France contribue elle aussi à cet effort grâce au réseau d'organismes d'assistance qu'elle entretient en Afrique.

Les défis que lance la pandémie du sida à la communauté internationale
sont énormes. Le tribut humain et économique que prélève cette maladie
incite les pays touchés à réagir. En s'unissant, les nations du monde ont éradiqué la variole, ce qui semblait impossible pour beaucoup à l'époque. De la même façon, le but que nous poursuivons ensemble aujourd'hui est celui d'un avenir où le sida aura disparu.

Traduit par les services de l'ambassade.

Howard H. Leach est ambassadeur des Etats-Unis en France.
  • ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.11.04

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LE MONDE | 16.11.04 | 14h16
Lutte contre le sida : réalités américaines et renoncements européens
par Khalil Elouardighi, membre de la commission nord-sud d'Act up-Paris.

Howard Leach, ambassadeur des Etats-Unis en France, vient de publier
dans les pages Débats du Monde (11 novembre) une tribune intitulée
"Contre le sida, l'Amérique en pointe". A la veille de la réunion du
conseil d'administration du Fonds mondial contre le sida (le 17
novembre à Arusha, en Tanzanie), et alors que celui-ci est au bord de
la banqueroute, quelques précisions sur la portée de l'engagement du
gouvernement américain contre la pandémie nous semblent indispensables.

Aux Etats-Unis, une large part des 15 milliards de dollars du Plan
d'urgence présidentiel pour l'aide contre le sida (Pepfar en anglais)
est dévolue à la prévention. Mais ce que l'on doit d'emblée préciser
c'est que 90 % des bénéficiaires de ces fonds sont des organisations
religieuses, le plus souvent liées aux Eglises fondamentalistes
américaines. Et que, dans tous les cas, les organisations non
gouvernementales (ONG) de santé sexuelle des pays en développement
doivent, pour recevoir ces subsides,
apporter la preuve qu'elles ne communiquent jamais sur les possibilités
d'avortement auprès de leurs patientes.

La prévention que finance l'administration Bush n'a concrètement aucun
rapport avec ce que ce terme désigne en français : promotion du
préservatif auprès des jeunes, des homosexuels, des minorités ethniques
marginalisées, des travailleurs et travailleuses du sexe, ou du
matériel d'injection jetable auprès des usagers de drogue.

Non, ce dont parle l'ambassadeur américain, c'est au contraire de
"lutte contre la toxicomanie", l'infidélité, le multipartenariat ou la
prostitution. Dans la stricte lignée idéologique puritaine des
déclarations publiques de Randall Tobias, directeur du Pepfar, le 23
avril, selon lesquelles "les statistiques montrent que le préservatif
n'est pas réellement efficace". Contre toute évidence épidémiologique.
En Zambie, il aura fallu que le gouvernement arrête de fournir des
préservatifs aux lycéens pour que
débute le programme Pepfar.

Cette politique, qui vise à substituer au travail de promotion du
matériel de prévention la lutte contre les comportements jugés déviants
et les minorités les plus fortement infectées, a déjà pour effet, dans
les pays concernés, de réduire à néant les résultats de dix à vingt ans
d'un travail aussi fondamental que difficile.

Mais, plus encore que sur la prévention, c'est dans son volet consacré
à l'accès aux traitements que l'administration américaine dévoile la
logique clientéliste de son programme sida.

La personne nommée par le président américain pour diriger ce
programme, Randall Tobias, n'est autre qu'un ancien PDG du géant
pharmaceutique Eli Lilly. A la tête de Pepfar, Randall Tobias a
développé des stratégies qui visent, explicitement ou non, à freiner
les médicaments génériques. Il a ainsi obtenu de l'Organisation
mondiale de la santé l'application aux génériques de l'Inde de normes
édictées par l'industrie américaine - que l'Europe jugeait abusivement
restrictives à l'époque - permettant
aujourd'hui à la machine de propagande américaine de répéter partout
que les génériques sont de mauvaise qualité et d'imposer les produits
des firmes américaines.

Randall Tobias masque, sous couvert de considérations sanitaires, une
volonté foncièrement protectionniste. Au point que les récipiendaires
confessionnels de Pepfar, à travers la fédération œcuménique
Ecumenical Pharmaceutical Network (EPN), ont condamné le 7 octobre
l'obligation que les génériques utilisés soient approuvés par la Food
and Drug Administration américaine, ainsi que celle d'"acheter
américain".

Mais l'administration de George W. Bush a su aller plus loin encore
dans son soutien aux grands laboratoires pour empêcher ces pays de
recourir aux génériques. Ainsi, depuis la signature en novembre 2001
des accords de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) sur la
primauté des exigences de santé publique sur celles de la propriété
intellectuelle, le gouvernement américain a signé avec le Maroc,
l'Union douanière d'Amérique centrale et le Chili des accords
bilatéraux qui remettent en cause ce principe
essentiel et limitent davantage les possibilités de recours aux
génériques.

Washington est en ce moment en cours de négociation pour des accords
similaires avec les pays d'Afrique australe (dont l'Afrique du Sud, le
Botswana et le Zimbabwe), qui concentrent 25 % des séropositifs de la
planète.

L'Inde elle-même, pourtant principal producteur de médicaments
génériques antisida, a annoncé qu'à compter du 1er janvier 2005 elle
appliquerait un régime de brevets pharmaceutiques aussi drastique que
celui des Etats-Unis.

Mais les Etats-Unis ne s'en tiennent pas là et bloquent aussi toute
avancée au niveau multilatéral. Ainsi, l'accord annoncé le 30 août 2003
à l'OMC, concernant les exportations de génériques de pays moyennement
industrialisés comme l'Inde ou le Brésil vers des pays très faiblement
industrialisés comme le Niger ou le Malawi, institue un mécanisme que
toutes les ONG, d'Oxfam à Act-Up en passant par Médecins sans
frontières, ont dénoncé comme délibérément inapplicable en pratique (le
mécanisme prévoit, entre
autres, que la couleur et la forme de chaque générique devront être
avalisées par les Etats-Unis avant de pouvoir prétendre à
l'exportation).

L'antimultilatéralisme de Bush s'exprime aussi à l'encontre du Fonds
mondial contre le sida, auquel il vient d'imposer la division par deux
du rythme de décaissement (trois cycles par an à l'origine, peut-être
bientôt moins d'un cycle par an), avec le soutien officiel du
gouvernement français, qui voit d'un très bon œil le
ralentissement de l'abondement du Fonds.

Une croisade contre le préservatif et les médicaments génériques. Un
soutien inconditionnel aux Eglises fondamentalistes et aux géants
pharmaceutiques. Voilà donc ce que cache le programme de lutte contre
le sida de George W. Bush.

Il ne s'agit pourtant pas de faire peser sur la seule volonté morale et
commerciale des Etats-Unis les dérives actuelles des dispositifs
internationaux de lutte contre la pandémie. Cette politique grève
certainement et gravement quinze ans d'efforts en faveur de la
prévention et cinq ans de lutte pour l'accès aux génériques dans les
pays du Sud. Mais si le gouvernement américain peut si facilement
imposer sa politique inepte, c'est bien parce que Jacques Chirac et ses
homologues du G7 placent George W. Bush
en position d'unique maître à bord de la lutte mondiale contre le sida,
quand ils refusent de tenir leur part de l'engagement d'y consacrer 10
milliards de dollars par an (pris aux Nations unies le 27 juin 2001).

Ainsi, d'un point de vue financier, M. Bush, avec ses 3 milliards par
an sur cinq ans, est comparativement inattaquable. Et force est de
reconnaître que le Pepfar va financer l'accès au traitement de
centaines de milliers de malades du sida des pays pauvres - ce qu'aucun
autre pays riche ne propose à ce jour.

Sans doute les pays européens auraient-ils plus de facilité à défendre
une logique un tant soit peu pragmatique s'ils n'étaient si loin de
tenir leurs propres promesses. M. Chirac a beau jeu de finasser à
l'occasion sur les principes américains ; comment ne pas voir dans la
réalité des arbitrages budgétaires français le signe concret d'un
renoncement ?