E-MED: Malades sans fronti�res, par Bernard Kouchner
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POINT DE VUE
Malades sans fronti�res, par Bernard Kouchner
LE MONDE | 29.11.03 � MIS A JOUR LE 01.12.03 | 16h34
Souvenons-nous : 1995-1996. L'arriv�e des traitements antir�troviraux
transforme le paysage du sida dans les pays du Nord. Les patients
ressuscitent, r�apprennent � vivre. Le sida n'est plus une condamnation �
mort. Chez nous. Mais l�-bas l'h�catombe continue et s'amplifie. Par
milliers, par dizaines de milliers meurent des femmes et des hommes. Par
milliers des orphelins cherchent � survivre.
A la conf�rence d'Abidjan (d�cembre 1997), la strat�gie �tait encore au
tout-pr�ventif ! Comment ne pouvait-on pas comprendre d�s cette �poque que
pr�vention et traitement ne peuvent �tre dissoci�s ?
Avec le soutien de Jacques Chirac et de Lionel Jospin, nous avions alors
lanc� l'id�e d'un Fonds de solidarit� th�rapeutique international (FSTI).
L'ing�rence th�rapeutique �tait n�e, id�e folle ! M�dicaments trop chers.
Ressources humaines et mat�rielles insuffisantes, protestaient certains. Ce
fonds a vu le jour : il a d�velopp� des programmes de pr�vention de la
transmission de la m�re � l'enfant et de traitement dans cinq pays
africains. Il a, comme d'autres projets pilotes, montr� qu'il �tait possible
de traiter des malades dans des pays pauvres.
Mais que de retard pris pour que les firmes pharmaceutiques acceptent de
baisser le prix des m�dicaments de 90 % et pour que les g�n�riques puissent
enfin �tre disponibles. Ou pour que la communaut� internationale se mobilise
: plus de trois ans apr�s Abidjan, l'Assembl�e g�n�rale extraordinaire de
l'ONU lan�ait le Fonds mondial contre le sida, la tuberculose et le
paludisme. Mais seulement 4 milliards de dollars sur les 10 promis lui ont
�t� vers�s.
La Banque mondiale, longtemps adepte de strat�gies de pr�vention uniquement,
a compris que le sida est en passe de devenir dans certains pays une des
principales causes de r�gression �conomique et sociale et qu'il devient
urgent de soigner les malades.
Cette mobilisation financi�re est loin d'�tre suffisante et ne pourra
s'amplifier que par une volont� politique supranationale, et en particulier
europ�enne. Elle n'est pas tout. Le pari du traitement de millions de
patients dans les pays du Sud doit passer par un effort sans pr�c�dent de
solidarit� et de partage.
Ce message commence seulement � �tre entendu. Europ�ens et Am�ricains
s'accordent maintenant sur la n�cessit� d'un "passage � l'�chelle",
expression polic�e pour dire l'urgence d'intervenir avant qu'un continent ne
soit compl�tement exsangue. On veut donc lancer un programme majeur de prise
en charge "3 by 5", orchestr� par l'Organisation mondiale de la sant� : 3
millions de malades trait�s d'ici � 2005. Au regard des 30 millions
d'Africains touch�s par le sida et des chiffres alarmants qui nous arrivent
d'Asie, cette ambition peut sembler bien limit�e. Pourtant, le monde m�dical
sait combien ce pari sera dur � tenir.
Je souhaite une fois encore que nos partenaires suivent la France sur un
point crucial : la solidarit� internationale ne peut pas se limiter aux
aspects financiers. L'argent, il en faut, il en faut m�me beaucoup, et nos
promesses doivent �tre rigoureusement tenues. Sans cet argent, rien n'est
possible. Si les co�ts ont �t� divis�s par 10 ou 15 dans de nombreux pays
gr�ce aux baisses de prix des traitements et � l'arriv�e des g�n�riques, les
patients ne b�n�ficient pas de syst�me de protection sociale. Il leur est
impossible d'assumer sur la dur�e n�cessaire - la vie enti�re - le co�t d'un
traitement qui repr�sente plusieurs mois de salaires par an.
Le financement des m�dicaments ne repr�sente pourtant qu'une partie de
l'�quation. Comment prescrire, suivre l'�volution de la maladie, s'assurer
de la bonne observance des traitements, lutter contre les r�sistances
lorsque seulement quelques dizaines de m�decins sont � m�me de suivre des
milliers de patients dans un pays ? Comment imaginer traiter les 80 % de
malades du sida qui s'ignorent faute d'organisation du d�pistage et de
traitement �quitable ? Il faut s'en remettre aux communaut�s et aux
associations locales, en am�nageant au mieux l'environnement indispensable.
En 2002, nous avons mis en place une approche novatrice avec la cr�ation du
groupement d'int�r�t public ESTHER (Ensemble pour une solidarit�
th�rapeutique en r�seau) s'appuyant sur les �tablissements hospitaliers et
les structures de sant� du Nord et du Sud. Cette initiative internationale
fond�e sur des jumelages hospitaliers (d�j� 40 h�pitaux fran�ais impliqu�s
et beaucoup plus demain) et associatifs se veut l'outil pour structurer, au
Sud, une offre de soins p�renne permettant aux patients de b�n�ficier d'une
prise en charge de qualit�, adapt�e au contexte sanitaire de leur pays. Le
jumelage permet d'assurer une vraie d�centralisation de la prise en charge.
C'est ce qui se produit par exemple entre l'h�pital de Kayes au Mali et
l'h�pital de Saint-Denis (93). Cette r�gion (plus d'un million d'habitants)
est la premi�re � b�n�ficier de la d�centralisation de l'initiative malienne
d'acc�s aux antir�troviraux. Le risque de nos interventions traditionnelles
de coop�ration �tant de favoriser l'�quipement et la formation du personnel
des centres hospitaliers des grandes capitales alors que la majorit� des
personnes touch�es par le VIH, d�pist�es ou non, vivent loin des villes et
n'ont pas d'acc�s aux soins.
En 2003, nous avons lanc� des sessions de formation pour 1 000 m�decins et
infirmiers, pour financer des plateaux techniques et laboratoires et assurer
les premiers traitements dans les 10 pays (34 villes au B�nin, Burkina Faso,
Cambodge, Cameroun, C�te d'ivoire, Gabon, Mali, Maroc, S�n�gal, Vietnam) o�
ESTHER intervient.
Je me bats pour que cette initiative fran�aise, qui fait d�j� ses preuves,
soit d�multipli�e partout, au plus vite. D'autres pays europ�ens adh�rent �
la d�marche et d�veloppent des relations de compagnonnages entre
hospitaliers, associations du Sud et du Nord. Les h�pitaux am�ricains se
rapprochent aussi du GIP ESTHER. Nous souhaitons travailler avec les
industriels du Global Business against AIDS et avec le Fonds mondial. Le
moment vient o� ESTHER - initiative fran�aise - sera imit�e partout.
Je crois dans ces approches globales. Il faut inciter les milliers de
s�ropositifs qui s'ignorent � �tre d�pist�s, soign�s, d'abord dans des
structures de sant� de qualit�, puis au sein de leurs communaut�s. Il s'agit
donc de former davantage de professionnels de la sant�, et de travailleurs
sociaux. Et de p�renniser cet effort pour permettre aux pays b�n�ficiaires
d'assurer et de renforcer, � leur tour, ce m�me �lan, dans les grandes
villes et au niveau des bourgs et villages.
Le "passage � l'�chelle" ne se gagnera pas seulement au travers d'une
approche urgentiste ou s�curitaire qui prend rarement en compte les
situations locales, et encore moins la n�cessit� de d�velopper les capacit�s
locales de prise en charge. La catastrophe plan�taire que repr�sente cette
pand�mie a donn� naissance au Fonds mondial, expression de la solidarit�
internationale. Ne nous arr�tons pas au Fonds. La solidarit� internationale
doit �tre un vrai projet politique mondial. Je me battrai aux c�t�s de nos
partenaires pour que les engagements pris soient tenus et portent leurs
fruits d'ici � 2005.
Mais au-del� ? Demain, cancer, diab�te, maladies cardio-vasculaires,
"maladies de riches" provoqueront � leur tour des millions de morts chez les
"pauvres". A moins que... le sursaut des ann�es 2000 ne permette la cr�ation
de vrais syst�mes de protection sociale dans les pays en d�veloppement. La
France s'y emploie. Il s'agit de cr�er une "protection sanitaire minimum"
pour le monde. Appelons cela "Malades sans fronti�res". Je sais : personne
n'y croit encore. Je trouve que c'est plut�t bon signe...
Bernard Kouchner, fondateur de M�decins sans fronti�res, ancien ministre de
la sant�, est pr�sident du conseil d'administration du GIP ESTHER.
� ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 30.11.03
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