[e-med] Sida en Afrique : de quelle guerre parle-t-on ?

E-MED: Sida en Afrique : de quelle guerre parle-t-on ?
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Sida en Afrique : de quelle guerre parle-t-on ?
par ActUp-Paris
Texte paru dans le quotidien fran�ais Le Monde le 29 janvier 1999

Le 10 janvier dernier, l'un de nos plus vieux slogans est devenu le mot
d'ordre tr�s officiel d'une r�union sp�ciale du Conseil de s�curit� de
l'ONU consacr�e aux ravages de l'�pid�mie en Afrique. Cette fois �a y est :
� le sida, c'est la guerre �.

Ce jour-l�, chacun file la m�taphore. Pour Peter Piot, directeur de
l'ONUSIDA - l'agence sanitaire des Nations-Unies - , � conflits et VIH sont
li�s comme des jumeaux diaboliques �. Kofi Annan, secr�taire g�n�ral de
l'ONU, exhorte donc le Conseil de s�curit�, pr�cis�ment parce qu'il est
charg� du maintien de la paix, � faire de la lutte internationale contre le
sida une � priorit� imm�diate �. James Wolfensohn, pr�sident de la Banque
mondiale, c�de lui aussi aux transports de la nouvelle rh�torique : � avec
le sida, nous sommes confront�s � une guerre qui affaiblit plus que la
guerre elle-m�me, parce que dans la plupart des pays il est � peine �voqu�,
parce qu'il ne fait pas les gros titres, parce que la voix des victimes n'a
pas l'oreille du pouvoir �. Probablement �mu, Al Gore, vice-pr�sident
am�ricain et pr�sident de la s�ance, annonce une aide exceptionnelle des
Etats-Unis : 100 millions de dollars. La somme est insuffisante, tout le
monde le sait et M. Wolfensohn le rappelle : � toute guerre n�cessite un
tr�sor de guerre, mais celui qu'apporte la communaut� internationale est
vide �. Mais la cause est entendue : d�sormais, les appels de fonds
s'entonnent au clairon.

Curieuse conversion. Lorsque que les gardiens de la paix mondiale affirment
que � le sida c'est la guerre �, il faut certes entendre un appel � la
mobilisation, qui rejoint le n�tre : le sida tue, comme (et plus) que les
conflits arm�s. Mais il faut surtout entendre, tr�s litt�ralement, un souci
strat�gique qui n'a que peu de chose � voir avec le contenu de nos
revendications. Le sida, nous explique-t-on, d�stabilise les �conomies,
engendre la pauvret�, et favorise la guerre ; � rebours, la guerre, ses
exactions et ses d�sordres facilitent la propagation de l'�pid�mie. Le
maintien de la paix devient donc un param�tre de la lutte contre le sida,
mais c'est surtout la r�ciproque qui mobilise les Nations-Unies : pour Al
Gore, � sans nul doute, les ravages caus�s par le sida et le co�t extorqu�
menacent notre s�curit� �. Pour les Etats occidentaux, le sida en Afrique
n'est la guerre que dans son rapport � la stabilit� du monde, leur monde.

Le 10 janvier dernier, le sida est devenu une hypoth�se d'�tat-major. Nous
parlons d'une autre guerre, moins abstraite. Son horizon n'est pas la �
s�curit� � des nations inqui�tes, mais la survie tr�s �l�mentaire, tr�s
opini�tre et tr�s pr�caire des personnes s�ropositives. On nous sert
aujourd'hui une g�opolitique du virus, proche, sans nul doute, des int�r�ts
vitaux des Etats, donc susceptible de d�lier leurs bourses, mais tr�s
�loign�e des r�alit�s de la maladie. C'est l� tout le probl�me : l'enjeu de
cette � guerre � qui pr�occupe tant le Conseil de s�curit�, c'est
l'�pid�mie, pas les malades. Ceux-ci n'apparaissent qu'en creux,
statistiquement, comme porteurs du virus, vecteurs de contaminations
potentielles. Il semble que les millions de s�ropositifs africains ne
servent qu'� agiter l'�pouvantail de la contagion mondiale.

Ce que tous les observateurs ont pr�sent� comme une avanc�e risque donc
fort d'�tre, au contraire, un recul : retour � une vision strictement
�pid�miologique de la maladie, r�surgence d'une suspicion officielle envers
les personnes atteintes, rel�gation du soin derri�re la pr�vention. En
l'indexant au � travail pour la paix et la s�curit� �, c'est-�-dire, dans
le langage bureaucratique, � une politique de � pr�vention des conflits �,
les Nations-Unies, loin de r�orienter la lutte internationale contre le
sida, l'enlisent encore davantage dans le tout-pr�vention. James Wolfensohn
ne s'y est d'ailleurs pas tromp�. S'il se permet de sermonner les bailleurs
trop chiches, c'est que la nouvelle urgence g�opolitique lui permet de
rafra�chir les vieilles options de la Banque mondiale : � Nous devons faire
de la pr�vention la question centrale. Nous estimons que le co�t de la
pr�vention se situe entre 1,5 et 3,5 dollars par personne et par an -
compar�s � plus de 7 dollars par personne et par an pour des traitements de
base. Et, bien s�r, le co�t du traitement v�ritable d'un patient est
astronomiquement plus �lev�. � On ne saurait �tre plus clair : prot�ger du
virus les personnes qu'il n'a pas encore contamin�es, qui assureront demain
le remboursement de la Dette et la stabilit� du pays, quitte � sacrifier
les personnes d�j� malades, trop ch�res � soigner et perdues pour le
travail ; privil�gier la pr�vention sur l'acc�s aux traitements ;
l'�pid�mie contre les malades.

Au del� des r�serves morales que suscite ce type de discours, il faut dire
avant tout que le calcul est mauvais. Car le tout-pr�vention a montr� ses
limites en termes de pr�vention ! Nul ne peut citer honn�tement un pays
d'Afrique o� la seule pr�vention a permis d'endiguer la propagation de
l'�pid�mie. C'est qu'il n'y a pas de pr�vention efficace ni cr�dible sans
prise en charge des personnes atteintes : on ne peut pas s'attendre � ce
que dans un contexte d'extr�me rejet social des malades, entretenu par le
fait qu'aucun soin ne peut leur �tre apport�, les personnes - g�n�ralement
ignorantes de leur statut s�rologique - se plient aux exigences de la
pr�vention et imposent l'utilisation du pr�servatif (se d�signant ainsi
comme d'�ventuels vecteurs de transmission). Tant que la maladie restera
une fatalit�, une condamnation � mort, personne n'ira se faire d�pister
pour tout perdre et ne rien gagner. Le sida restera un tabou, parce qu'on
ne fait face aux probl�mes que lorsqu'on a les moyens de les affronter.

Mais les Nations Unies raisonnent de trop haut pour entendre ces �vidences.
� Beaucoup d'entre nous assimilions le sida � une question de sant�, nous
avions tort. Le sida ne peut plus �tre confin� aux secteurs de la sant� et
du social � nous dit M. Wolfensohn. A nouveau, on ne saurait �tre plus
clair, et on ne saurait �tre plus faux : le sida n'a jamais, en Afrique,
�t� consid�r� comme une question de sant� publique. Le sida est constamment
demeur� une question de pr�vention donc, strictement, de s�curit�. Avant
d'�tre appr�hend� comme une maladie, il est ressenti comme un danger, et ce
danger, les Africains d�sarm�s s'en d�tournent. Mais le pr�sident de la
Banque mondiale enfonce le clou : � Nous estimons que le montant total
n�cessaire pour la pr�vention en Afrique est de l'ordre de 1 � 2,3
milliards de dollars, et pourtant � l'heure actuelle, l'Afrique ne re�oit
que 160 millions d'aide officielle pour la lutte contre le VIH/Sida �. Quid
des sommes n�cessaires pour le d�pistage, pour la pr�vention et le
traitement des maladies opportunistes ? Combien pour que le sida prenne un
visage humain, pour que le d�ni cesse, en Afrique comme au sein des Nations
Unies ?

James Wolfensohn ne le dit pas. Il reprend int�gralement le discours du
directeur de l'ONUSIDA � la r�cente conf�rence de Lusaka, qui n'en avait
pas d'avantage parl�. Pas plus qu'Al Gore, d'ailleurs, qui entend faire,
comme les autres, du tout-pr�vention. S'ils ne le disent pas, c'est qu'ils
ne veulent pas sortir de ce m�me d�ni qu'ils entendent combattre en
Afrique. S'ils le disaient, ils ne pourraient plus cacher la faiblesse
obsc�ne des sommes investies pour soigner les malades. En v�rit�, l'option
du tout-pr�vention est prise pour des raisons strat�giques qui n'ont rien �
voir avec le souci d'efficacit�.
Il faut donc r�interpr�ter l'�v�nement du 10 janvier. La r�union
extraordinaire du Conseil de s�curit� ne d�note pas une prise de
conscience. Elle ne marque pas le passage de la passivit� au combat, ni
m�me l'�cart entre l'urgence des besoins et la parcimonie des moyens. Elle
marque l'apoth�ose d'une g�opolitique en surplomb, dont les malades restent
absents, et le triomphe d'une macro�conomie aveugle, o� les investissements
sont mesur�s non pas � leur efficacit� sur la sant� des personnes, mais �
leur rentabilit� pour les Etats bailleurs. Le front r�el de la lutte contre
le sida dans les pays du Sud, c'est celui qui oppose les tenants du
tout-pr�vention, politique int�ress�e et sans issue, � ceux qui
revendiquent un acc�s aux traitements, par tous les moyens : en obligeant
l'industrie pharmaceutique � baisser les prix de ses m�dicaments, en
poussant les Etats du Nord � en subventionner l'achat, et en exigeant que
les r�glements internationaux en autorisent la copie et la production
locales. Si le sida est une guerre, c'est, d'abord, qu'il oblige � choisir
un camp.

Marie de Cenival

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