[e-med] (4)La "violation des droits humains" dans la mise en oeuvre des programmes supportés par le Fonds mondial

Bonjour Céline,

Je vous remercie pour votre réponse.

Vous connaissez ma position par rapport
au fonds mondial, qui je pense n'est pas isolée même si beaucoup de
personnes préfèrent ne pas donner leur opinion. La théorie de dire
que s'attaquer prioritairement à trois maladies permet d'avoir des
progrès importants est discutable, surtout si on se place dans une
vision globale. Je regrette cette vision trop limitée, qui de facto
rejette en périphérie des discussions de très nombreux acteurs,
nous ne sommes pas loin de l'hyper-puissance. Le Pr Kerouedan a
largement écrit sur le sujet et je ne dirai rien de mieux. Beaucoup
de pays ont réussi à obtenir des succès significatifs dans la
santé sans passer par des stratégies internationales, je ne suis
pas non plus convaincu par le multilatéral qui concentre beaucoup
(trop) de pouvoirs et donne peu de flexibilité aussi bien aux pays
africains qu'à certains pays donateurs (la coopération française
opérationnelle dans la santé en Afrique a beaucoup diminué par
exemple). Je ne verrai pas d'un bon oeil que le fonds mondial soit
étendu à toutes les problématiques de santé, je suis plus
favorable à l'empowerment au niveau africain avec une forte
réactivité et marges de manoeuvre en lien avec leurs propres
spécialistes de santé fortement responsabilisés. Enormément de
spécialistes africains dans la santé sont sous-utilisés car leurs
travaux ne cadrent pas avec les priorités internationales, ils ont
le sentiment de crier dans le désert et leurs spécialités n¹avancent
pas alors qu'il y a de vrais besoins pour les populations.
Rien n'empêche aujourd'hui de
renforcer les soins de santé primaires, c'est juste une question de
volonté politique, pas de structure internationale qui préfère
souvent la standardisation pour des questions de facilité de
reporting. Diminuer l'administratif international pour renforcer
l'opérationnel africain serait déjà source d'efficacité, est ce
que les acteurs du Nord seraient prêts à perdre de leur pouvoir et
de leur influence, c'est un vrai problème.

Maintenant, concernant les droits
humains, si des personnes sont discriminées, il faut le dire en
particulier pour l'accès aux soins. Mais, je préfère qu'on dise
que l'accès aux soins doit être un droit pour tout le monde,
quelque soient les groupes spécifiques concernés (et aussi quelque
soient les maladies, voir mes critiques sur le fonds mondial), plutôt
que de se focaliser sur les plus discriminés. De même lutter contre
la pauvreté (discours majoritaire des organisations internationales)
sans s'attaquer aux sources des inégalités, n'est pas très
judicieux. Développer un argumentaire sur les droits humains
rattachés à trois maladies, me semble là encore particulièrement
compliqué à comprendre.

Si je prends l'exemple des hépatites,
je ne vois pas très bien comment pourrait se faire un plaidoyer
combiné sur les droits de l'homme, sauf à rappeler les mêmes
droits pour tous. Sur la souveraineté des pays africains en matière
de stratégies de santé, oui, mais pour ce qui concerne les droits
de l'homme nous sommes dans une autre dimension et qui concerne
d'autres plaidoyers me semble t-il et les relations internationales entre
états.

J'ai quand même un peu peur de la
démarche du fonds mondial sur ce sujet, qui risque d'aboutir à
l'effet inverse escompté. Pour avoir suivi l'affaire du code de la
famille au Mali, on constate qu'une première version dite
« progressiste » avait été votée par le parlement mais
bloquée par des mouvements conservateurs estimant que les bailleurs
avaient fait pression sur les élus pour imposer leurs valeurs.
Résultat, le président d'alors (depuis renversé) a fait machine
arrière, les textes réécrits et enfin votés à la quasi unanimité
des députés. Les associations de droits de l'homme ont dénoncé
cette nouvelle version.

On peut aussi parler de la thématique
de l'excision qui est intéressante à étudier. La manière dont
cette pratique a été combattue au départ par des acteurs du Nord a
braqué de très nombreux acteurs africains, puisqu'elle était
considérée par les premiers comme barbare ; les progrès ont
été décevants. Après de multiples erreurs, on est revenu à
quelque chose de plus consensuel et des études non stigmatisantes
ont montré les dégâts en matière de santé publique. Sur cette
base, il a été possible de dialoguer et l'abandon de l'excision est
principalement du ressort d'acteurs africains aujourd'hui, y compris
des religieux qui peuvent comprendre des études médicales sans a
priori.

Après 1945 des progrès importants ont
été obtenus pour des droits humains universels. Cette progression
s'est interrompue vers la fin des années 1970 où nous avons
commencé à avoir la relativité des droits de l'homme (voir ensuite
Alliance des civilisations, etc...). J'invite à la lecture de cet
excellent livre qui présente ce décrochage et les changements
sémantiques :

http://www.editionsdelolivier.fr/catalogue/9782879297156-jeux-d-ombres-sur-
la-scene-de-l-onu

Si l'ONU n'est pas capable de faire
avancer les discussions sur les droits de l'homme avec l'ensemble des
pays de la planète, elle ne doit pas faire de la délégation et se
décharger sur des organisations de santé, a fortiori le fonds
mondial. L'OMS recommande l'abandon de l'excision du fait de ses
conséquences sur la santé, mais ne conditionne pas son aide
technique aux pays à l'interdiction de l'excision. Tout comme je
crois que l'école n'a pas pour rôle de résoudre tous les maux de
la société, y compris les discriminations, les programmes de santé
non plus.

Sur l'Ouganda, pays qui a fait
l'actualité ces dernières semaines avec des lois criminalisant
l'homosexualité, qu'observe t-on ? Tout d'abord, et il
important de le rappeler, la forte intrusion d'églises pentecotistes
américaines ultra conservatrices ces quinze dernières années en
Ouganda, fortement appuyées notamment sous Georges Bush. Ces groupes
ont en particulier une très forte influence sur le président actuel
de l'Ouganda. Lorsque Barack Obama menace maintenant l'Ouganda sur
l'Aide au Développement, nous avons quand même affaire au pompier
pyromane. On simplifie un peu le tableau aujourd'hui en faisant
passer les africains pour d'affreux homophobes, il conviendrait de
préciser que des organisations du Nord n'y sont pas pour rien. Et de
la même façon l'Arabie Saoudite, allié des USA depuis 1944 et qui
à ma connaissance n'a pas fait l'objet de reproches sur les droits
de l'homme, a fortement financé des mouvements conservateurs en
Afrique. Le Nigeria criminalise aussi maintenant, dans une période
de montée des intégrismes sur un terreau des inégalités
effrayantes et de financements externes de groupes conservateurs.

Encore une fois, on montre du doigt des
pays africains, mais il faut décortiquer toutes les influences
néfastes qui y agissent. L'Afrique du Sud est le pays africain le
plus ouvert sur les droits des homosexuels, il faut rappeler pour
bien comprendre le contexte que des groupes homosexuels sud-africains
avaient combattu l'apartheid (on ne peut pas en dire autant des pays
riches), il y a un contexte historique spécifique mais qui montre
néanmoins sur ce cas que l'homophobie n'est pas endémique à
l'Afrique.

Je suis pour à 100% contre la lutte
contre le VIH, mais je considère que la stratégie du fonds mondial
n'est pas la bonne. Je suis à 100% pour l'amélioration des droits
humains partout, mais là encore je pense que la stratégie n'est pas
la bonne. Le Pr Kerouedan avait parlé de création du fonds mondial
dans l'urgence, je crains que là aussi on agisse dans l'urgence sans
peser tous les aspects du problème. On agite les réseaux sociaux de
part et d'autre pour mobiliser les uns et les autres, chacun compte
ses divisions à l'ère digitale. Vous parlez d'urgence pour des
lanceurs d'alerte, je comprends leur situation, mais est ce que c'est
la bonne stratégie qui est suivie ?

J'ai déjà parlé du poids des
inégalités de revenus dans la problématique de lutte contre le VIH
et que ce n'était pas traité, je pense que cela a été la volonté
des principaux bailleurs (USA en tête) que d'éviter ce sujet et
c'est une grave erreur. Comprimer les inégalités, c'est diminuer le
nombre de personnes vulnérables (votre point sur le VIH qui touche
les plus vulnérables) et donc traiter le problème bien en amont. De
la même manière, je crois qu'on étudie pas assez le poids des
inégalités dans la montée des conservatismes (en Afrique, même en
Europe) et que lorsqu'une société est tendue il est bien plus
difficile de faire passer du sociétal sans le social. Même en
France, les enjeux sociétaux sont à couteaux tirés dans une
période tendue économiquement et de montée des inégalités ;
on peut le dénoncer mais il faut aussi avoir le courage de
l'analyser.

Si on exige certains respects des
droits humains aux pays africains, il faut aussi que les pays
donateurs soient irréprochables sur les droits humains, sinon nous
sommes dans le deux poids deux mesures et portera forcément à
critique. C'est un sujet très compliqué, raison pour laquelle je ne
vois pas très bien l'articulation entre stratégies de santé et
droits humains, du moins dans les conditionnalités de financement.
C'est un sujet qui dépasse la santé, nous sommes dans les relations
d'états à états. Sans vouloir le transposer précisément au débat
actuel, je me permets de faire référence au débat entre Jules
Ferry et Georges Clémenceau en 1885 sur la demande de crédits
supplémentaires pour la colonisation :

http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article177

On relit toujours l'argumentaire de
Clémenceau en 2014 avec une grande modernité. On peut dire à des
pays qu'on n'est pas d'accord avec eux, y compris sur des sujets
sensibles, mais si on le fait on doit aussi être capable de faire
son auto-critique et faire attention à ne pas agir dans
l'unilatéral. Clémenceau ne dénonce pas les droits de l'homme, pas
de contresens à avoir, il invite à la réflexion sur l'action
humanitaire (déjà à l'époque). Je ne cite pas ce texte pour
justifier de ne pas dénoncer des discriminations, je n'ai pas
d'ambiguité là dessus, mais au moins pour réfléchir sur la
manière d'agir. J'ai cité l'exemple de la peine de mort pour dire
que les USA n'accepteraient jamais qu'on leur force la main de
manière externe, pas plus qu'ils n'acceptent de s'aligner sur des
consensus internationaux sur le climat, etc...Notre président,
social-démocrate, était récemment en Arabie Saoudite pour la
négociation de grands contrats, aucun mot sur les droits de l'homme
n'a filtré, peut être parce que nous ne sommes pas en position de
le faire.

Autre point, comprimer les inégalités
dans une société prend de nombreuses années, et permet d'améliorer
de très nombreuses statistiques et d'apaiser les sociétés. Que ce
soit les organisations internationales, les ONG ou même les
dirigeants qui ont des échéances électorales rapprochées ils
veulent tous des résultats dans les 1 à 3 années. Il faut casser
cette spirale du court-termisme et de l'urgence systématique, pour
savoir se projeter loin devant et favoriser les discussions
inclusives au sein de chaque pays, là vous aurez les meilleurs
résultats, y compris sociétaux. Si les acteurs ne veulent pas avoir
de vision long terme, on sera constamment dans les rapports de force
avec des résultats décevants en favorisant toujours les extrêmes,
et on favorisera toujours les appels d'urgence.

Quelque soient les intentions des uns
et des autres, je reste dubitatif sur des initiatives mondiales de ce
type. Les plans d'ajustement structurels imposés à l'Afrique ont
été très mal vécus, l'Aide et ses conditionnalités sont toujours
ressenties de manière suspecte. Il faut accepter l'hétérogénéité
des sociétés, y compris dans les modes d'actions des acteurs, et
surtout faire en sorte de les apaiser pour favoriser les dialogues. A
faire monter la pression de manière exacerbée, on risque de lancer
le message suivant aux dirigeants africains : soit vous vous
mettez en porte à faux vis à vis d'une opinion chauffée à blanc,
soit vous mettez une croix sur une partie de l'APD. Certains
dirigeants pourraient faire le choix conservateur et se tourner vers
d'autres bailleurs là aussi très conservateurs. Il faut faire
attention aux risques d'escalade, ne poussez pas les dirigeants
africains vers un choix cornélien.

Voilà quelques appréhensions rapides pour cette discussion. J'essaye de
partager vos
préoccupations, mais j'ai un peu de mal à comprendre le mécanisme
qui se met en place.

Bonne journée Céline,
Bertrand