[e-med] Industrie pharmaceutique: protéger ses profits

[remerciements à CR pour la traduction]

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Protéger ses profits

Plusieurs brevets de médicaments au succès commercial indéniable arrivant à
expiration, les labos commencent à s'inquiéter de leurs revenus à venir.
Mais des modifications de la législation en Union Européenne UE peuvent leur
apporter un répit en resserrant les contrôles des fabricants de génériques.
Une enquête menée par Pelle Neroth.

Le médicament n'est pas une petite affaire. C'est l'industrie la plus
rentable en 2002, selon Marcia Angel, auteur et précédent éditeur en chef du
New England Journal of Medicine. Les bénéfices des 10 premiers labos étaient
supérieurs à ceux des 490 autres entreprises retenues par Fortune 500. Ils
atteignaient 56 milliards de dollars US. Mais dans le futur, les sources de
ces bénéfices paraissent particulièrement problématiques.

Les prix faramineux de nombre de médicaments conduisent les gouvernements
des pays en développement à émettre des licences obligatoires pour tourner
la réglementation des brevets. Les prix élevés aux USA conduisent les
acheteurs à se rendre au Canada où les prix sont moins chers. Et plus
important encore, plusieurs produits qui rapportaient gros vont perdre la
protection du brevet, autorisant les fabricants de génériques à les mettre
sur le marché à des prix moins chers.

Dans cette liste des produits qui vont bientôt sortir du brevet, on trouve
le Prozac de Lilly, le Prilosec d'Astra Zeneca (qui au plus fort de ses
ventes pesait 6 milliards de dollars US: incroyable) et le Glucophage de
Bristol Myers Squibb. Malheureusement pour l'industrie pharmaceutique, il y
a vraiment peu de produits originaux capables de prendre la relève.

En 1980, les labos ont réussi à convaincre de l'intérêt d'augmenter la durée
du brevet de 8 à 20 ans. Les années gagnées devaient leur permettre de
récupérer les coûts de recherche et d'investir dans des produits merveilleux
disaient-ils, rapportant les fonds pour investir dans de nouveaux projets.

Mais, plutôt que de stimuler l'innovation, l'extension de la durée du brevet
semblent avoir rendu les labos paresseux. Surfant sur un pactole de
médicaments déjà développés, les années 90 ont vu les gros labos investir
peu dans des recherches nouvelles et originales. Des 78 médicaments
approuvés par la FDA (USA) en 2002, seulement 17 contiennent des principes
actifs nouveaux, et seulement 7 ont été reconnus par la FDA comme présentant
un réel progrès. Les 71 autres produits ne sont que des dérivés de produits
plus anciens ou ne semblent pas meilleurs que ceux déjà sur le marché.

Sans la garantie de futurs grands succès, les grands labos se tournent vers
d'autres méthodes pour assurer leurs résultats. Une de leurs stratégies
consiste à investir largement dans le marketing pour pousser les médecins à
prescrire des produits qui diffèrent peu de leur prédécesseurs.

Un exemple simple de cette stratégie est le Nexium d'Astra Zeneca, qui
succède au Prilosec. Nexium est le miroir de son prédécesseur et ne présente
que 3% d'amélioration de la performance dans les travaux cliniques. Mais
lorsque le prédécesseur a perdu son brevet, Astra Zeneca l'a retiré du
marché immédiatement et a poussé au maximum à introduire le Nexium, à un
prix 4 fois supérieur. Des rabais au moment du lancement ont permis de
garantir que la moitié des médecins américains prescrivent le Nexium
maintenant.

Une autre stratégie permettant d'accroître la profitabilité de la recherche
et développement touche la législation sur la propriété intellectuelle. Les
labos poussent les législateurs à essayer de négocier des contrôles plus
serrés pour arrêter les génériqueurs de copier les produits à succès.

Un porte-parole de l'association des génériqueurs européens (EGA), qui
défend les intérêts des génériqueurs, a déclaré que les gros labos tirent un
grand avantage du double système de contrôle de la propriété intellectuelle:
le brevet et l'exclusivité des données techniques. Ces deux protections sont
totalement indépendantes de sorte que si un produit est protégé par l'un ou
l'autre système, personne ne peut en faire une copie.

L'exclusivité des données techniques est une chose relativement nouvelle,
introduite en 1987. Elle protège les données techniques du dossier obtenues
lors des études cliniques pendant la période de R&D, données essentielles
aux génériqueurs pour obtenir l'autorisation de fabriquer de leurs autorités
de tutelle.

Ce mécanisme de protection intellectuelle se met en route à la fin de la
phase de recherche, avant le début des activités de commercialisation, soit
environ 8 ans après le dépôt du brevet.

De nos jours, l'exclusivité des données techniques est valable pour 10 ans.
Elle expire donc en général avant la fin du brevet. Seuls quelques produits
bien connus, qui ont demandé une très longue période de R&D, bénéficient de
cette protection supplémentaire. A titre d'exemple on peut citer le
leflunomide (Arava) d'Aventis, pour la polyarthrite rhumatoïde, qui a
demandé 17 ans de recherche, ne laissant que 3 ans pour récupérer la mise si
il n'y avait eu la protection supplémentaire de l'exclusivité des données
techniques.

Mais même si peu de produits bénéficient de cette protection supplémentaire,
le futur serait d'étendre cette durée à 15 ou 20 ans, permettant aux
produits qui bénéficient déjà de 20 ans de protection par le brevet d'une
durée supplémentaire venant de l'exclusivité des données techniques.

Les génériques pourraient être touchés par le renforcement des contrôles
prévus pour lutter contre les contrefaçons

Un autre mécanisme potentiel de stimulation de l'industrie est appelé la
"persistance" (par similarité avec le feuillage persistant contre celui
caduc NDT). Par ce mécanisme les labos peuvent breveter plus facilement que
pendant les 90s. De nos jours, le brevet couvre tout et n'importe quoi, des
phases du processus de fabrication à la couleur des comprimés. Une molécule
peut ainsi être couverte par quelques 40 brevets, développés à des moments
différents de sa vie. Mais il se trouve que cette entrelacs de protections
légales rend la vie difficile aux génériqueurs qui ne savent quand ils
enfreignent un brevet. Quand ils commencent à produire un médicament, ils
peuvent tomber dans la ligne de mire des labos se plaignant d'une infraction
à l'un ou l'autre des brevets du produit. Les tribunaux devront décider de
qui a raison, mais la complexité de la législation pharmaceutique rend la
tâche longue et ardue. Alors qu'ils seront sous le coup d'une plainte, les
génériqueurs ne pourront pas produire. Etant donné que l'instruction peut
prendre 2 ans, le labo plaignant continue à accumuler les profits, faisant
même des réserves pour faire face aux dommages à payer s'il vient à perdre
le procès.

Les USA ont été le principal champ de bataille de telles affaires pour
l'instant. Mais il en est pour penser que ces techniques très agressives
pourraient débarquer en Europe bientôt. L'Europe est une source de bénéfices
tout comme les USA pour les gros labos, et Bruxelles, le QG de l'UE, est le
champ de bataille législatif des questions de propriété intellectuelle.

Le parlement européen est un paradis pour lobbyistes: il possède une
puissante législation, mais sans expérience, où 80% des amendements suggérés
deviennent des lois, et où l'opinion publique joue un rôle très limité.

L'UE va devenir rapidement le prochain terrain de jeu des procès pour
infraction aux brevets.

Un représentant des génériqeurs européens EGA près du parlement de l'Europe
décrit son organisation comme celles des "braves types". Son travail
consiste à faire pression sur le parlement européen pour qu'il n'adopte pas
de législation pan-européenne plutôt favorable aux gros labos, qui sont très
présents à Bruxelles.

De nombreuses ONG ont tiré le signal d'alarme au sujet d'une législation
récente adoptée par le parlement européen récemment qui rendrait encore plus
facile aux gros labos de limiter les génériques en Europe. Cette législation
déplace le poids de la preuve du plaignant sur l'accusé, rendant encore plus
facile de soumettre leurs plaintes contre des génériqueurs sur la base de
soupçons, sans preuves.

Les juristes anglais ont déjà débattu de ce point. Il y a 20 ans, une loi
sur la mise sous séquestre préventive avait été passée en Angleterre, et,
d'après Ross Anderson, Professeur à l'université de Cambridge et directeur
de la fondation sur la recherche en politique de l'information (Foundation
for Information Policy Research) "les juges et les juristes ont passé 20 ans
à se disputer là-dessus", pour finalement border la loi d'une limite
demandant que l'autorisation d'enquêter soit signée d'un juge de la haute
cour assisté de deux équipes de juristes. La législation européenne, souvent
accusée d'être écrite trop vite, pourrait ne pas avoir cette réserve au
risque de contredire les législations locales de façons inattendues.

De plus, telle qu'elle est écrite, elle entend que seule une personne
"investie de l'autorité légale" peut signer le mandat d'enquête. En GB, il
faut être magistrat. Mais dans certains pays, on peut l'interpréter comme un
officier de justice subalterne.

La loi a des conséquences potentielles étendues. Ses contradicteurs pensent
que les gros labos emploieront des équipes de juristes internationaux et
agressifs pour augmenter la pression sur les réglementations locales pour
protéger les droits exorbitants de la propriété intellectuelle dont
jouissent les multinationales, et pas seulement dans le domaine de la
pharmacie, mais aussi partout où la propriété intellectuelle se trouve, des
pièces détachées de voiture à l'audiovisuel. Les plaintes seront logées
contre les génériqueurs et les petits producteurs qui se trouveront hors jeu
pendant toute la durée de l'instruction, sachant qu'il suffit de la plus
simple présomption pour ce faire.

Le représentant du parlement européen responsable de cette loi est Mme.
Janelly Fourtou, un des directeurs de l'Union pour la Démocratie Française
UDF, et aussi la femme de Jean-René Fourtou, PDG de Universal, la plus
grande société d'édition musicale au monde. Mais précédemment PDG d'Aventis.

Le parlement européen vient d'entamer sa nouvelle session. On saura bientôt
quelle nouvelle réglementation des médicaments se prépare.