Sida : questions d'éthique sur des essais cliniques, par Paul Benkimoun
LE MONDE | 15.07.06 | 13h26 . Mis à jour le 15.07.06 | 13h26
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3232,36-795731,0.html
S'agissant de maladies aussi graves que le sida, est-il moralement
acceptable de faire des essais cliniques sur un traitement en le comparant à
un placebo ? La question revient dans l'actualité avec l'essai mis en place
en Afrique australe pour évaluer l'efficacité et la sécurité d'emploi d'un
gel microbicide (Le Monde du 19 juin). Dix mille femmes vont prendre part à
cette étude. Après information, elles seront réparties de manière aléatoire
en deux groupes, dont l'un recevra un gel vaginal appelé Pro 2000 contenant
une substance chimique active sur le VIH, et l'autre un gel placebo.
Les reproches émanant du courrier au Monde peuvent être ainsi résumés : on
se sert de ces femmes comme de cobayes dans des conditions qui ne seraient
pas acceptées dans les pays développés ; les organisateurs de l'essai ne
favoriseront pas l'utilisation de préservatifs car ils ont intérêt à ce
qu'un maximum de femmes sous placebo soient contaminées ; les femmes
contaminées auront-elles accès aux traitements anti-VIH ?
Le questionnement est légitime. Les reproches sont injustes. Dans les pays
en développement, plus de la moitié des personnes séropositives sont des
femmes. Plus de 13 millions de femmes sont porteuses du VIH en Afrique
subsaharienne. Mettre au point un outil de prévention qu'elle puissent
maîtriser, ce qui n'est pas le cas du préservatif, est donc primordial.
L'essai clinique avec le Pro 2000 va-t-il à l'encontre des principes
éthiques définis à partir du code de Nuremberg ? Aucunement. Son protocole a
été approuvé par les comités d'éthique et les autorités de régulation des
pays participants, de même que par un comité d'éthique britannique et la
Food and Drug Administration américaine. Des comptes sont régulièrement
rendus à deux structures de supervision indépendantes, qui ont autorité pour
interrompre l'essai.
S'il existait un produit de référence permettant d'inactiver le VIH, tester
le Pro 2000 contre un placebo serait scandaleux. Ce n'est pas le cas. Les
seuls outils de prévention disponibles sont les préservatifs, masculin ou
féminin, dispensés avec une formation répétée sur leur emploi.
Dans la vie réelle, le taux d'utilisation des préservatifs n'atteint jamais
100 %. Il y aura fatalement des contaminations au cours de cet essai.
Considérer a priori qu'elles seraient dues au cynisme des organisateurs de
l'essai relève du procès d'intention. Loin d'être menée par une firme privée
qui n'aurait d'autre objectif que d'écouler son produit, l'étude est
conduite par une structure publique britannique, le Conseil de la recherche
médicale (MRC), avec un financement public. Par ailleurs, les équipes des
sites participants ont établi préalablement à l'essai des liens avec les
programmes locaux d'accès aux traitements du sida pour garantir la prise en
charge des femmes qui en auraient besoin.
Pourrait-on se passer d'un tel essai ? Non, car il serait pour le coup
scandaleux de diffuser des produits n'ayant pas fait l'objet d'une
évaluation rigoureuse. Deux essais menés, à la fin des années 1990, en
Afrique, avec un gel contenant du nonoxynol-9, avaient dû être interrompus.
En laboratoire, ce spermicide faisait efficacement barrière au VIH. Au cours
des essais, il entraînait des ulcérations vaginales et les femmes qui
l'utilisaient étaient plus souvent infectées par le VIH que celles qui
employaient le placebo.
Pourrait-on évaluer le gel sans recourir à la méthode de l'essai avec
répartition aléatoire ("randomisé") et contre placebo, que l'Organisation
mondiale de la santé reconnaît comme la base la plus solide pour une
recommandation sanitaire ? Non, car il n'y a pas encore de preuve que le
microbicide serait efficace pour protéger les femmes de la contamination et
un essai sans groupe contrôle sous placebo ne fournirait pas une preuve
aussi forte.
Dans les pays du tiers-monde, où l'allocation de ressources financières est
beaucoup plus limitée que dans les pays développés, les interventions en
santé publique doivent être étayées par le meilleur niveau de preuve
possible. Ne pas faire une évaluation au rabais est non seulement une
question d'éthique, mais aussi une préoccupation concrète.
Paul Benkimoun
Article paru dans l'édition du 16.07.06