Enquête
Un "Dr Madoff" de la pharmacie
LE MONDE | 20.03.09 | 16h06 Mis à jour le 21.03.09 | 13h50
http://www.lemonde.fr/planete/article/2009/03/20/un-dr-madoff-de-la-pharmaci
e_1170578_3244.html
Tout était faux. Les patients supposés avoir testé des médicaments censés
accélérer leur rétablissement postopératoire n'ont jamais existé. Les
vingt-et-un articles scientifiques où étaient décrits les bienfaits de ces
molécules miraculeuses n'étaient qu'un tissu de statistiques sans fondement.
Mais, sur la foi de ces résultats frauduleux, des millions de personnes se
sont vu administrer des molécules bien réelles, qui ont rapporté des sommes
colossales aux compagnies qui les commercialisent, Pfizer, Merck ou Wyeth.
Pendant plus de dix ans, un anesthésiste américain a publié des travaux
bidon préconisant l'usage de certains médicaments.
Scott Reuben avait tout inventé. L'anesthésiste américain, auteur respecté
de dizaines d'articles médicaux, a avoué la fraude. Non par remords. Mais
parce qu'il a été démasqué : deux des résumés d'études qu'il avait produits
en mai 2008 ont intrigué les services de santé du Baystate Medical Center
(Massachusetts), où il était chef du service antidouleur. Le docteur Reuben
n'avait pas l'autorisation de conduire ces essais. L'ampleur de l'imposture
n'a pas tardé à être découverte.
La fraude durait depuis 1996. C'est l'une des plus importantes du genre. Le
Sud-Coréen Hwang Woo-suk, qui avait prétendu, en 2004, à partir de résultats
truqués, avoir réussi le premier clonage humain, ou encore le physicien
Hendrick Schön, des Bell Labs, auteur d'au moins seize articles "bidonnés"
entre 1998 et 2001, font pâle figure à côté de Scott Reuben, parfois
qualifié par la presse anglo-saxonne de "Dr Madoff", en référence à l'escroc
de la finance.
La course aux honneurs, et aux crédits qui les accompagnent, est le moteur
de ce type de comportement. Les "travaux" du docteur Reuben étaient en
partie financés par Pfizer, qui en avait fait l'un de ses porte-parole lors
de conférences scientifiques où ses interventions étaient rémunérées. Un
représentant de la firme s'est dit "déçu d'apprendre les allégations envers
M. Reuben". Ce dernier n'hésitait pas à défendre auprès des instances
d'autorisation des médicaments l'usage de molécules qu'il testait sur ses
patients fictifs...
Dans l'attente d'éventuels développements judiciaires, cette affaire, comme
à chaque fois qu'une telle imposture est dévoilée, conduit à s'interroger
sur la fiabilité de l'édition scientifique, et en particuliers médicale.
Selon l'adage bien connu "publish or perish", c'est en effet grâce à la
publication dans les revues scientifiques que se construit une carrière.
C'est pourquoi celles-ci ont une responsabilité particulière vis-à-vis de la
qualité des travaux qui leur sont soumis. Les meilleures d'entre elles les
font systématiquement examiner par des spécialistes avant publication.
Dans le cas du docteur Reuben, ce filtre a été gravement pris en défaut.
Comment le système éditorial n'a-t-il pas été alerté, notamment par la
productivité de M. Reuben ? Confiance abusive, et abusée ? Plusieurs études
récentes montrent que nombre de chercheurs, à une moindre échelle, profitent
des failles de ce système d'autorégulation - souvent considéré comme le
moins imparfait.
Le plagiat semble être une tentation forte, même si la pratique reste
marginale. Une étude conduite par des chercheurs de l'université du Texas,
et publiée dans la revue Science le 5 mars, a ainsi permis d'identifier 212
paires d'articles dupliqués à 86,2 %, mais signés par des auteurs
différents. Contactés, les plagiaires ont réagi diversement : 28 % ont nié
s'être mal conduits ; 35 % ont admis avoir effectué des emprunts, et s'en
excusaient ; 22 % ont prétendu être des coauteurs non impliqués dans la
rédaction ; 17 % disent avoir ignoré que leur nom figurait dans l'article
incriminé. La moitié des cas de plagiat signalés aux journaux scientifiques
n'ont pas reçu de réponse de la part des éditeurs.
Une autre étude, parue le 13 février dans le British Medical Journal, montre
que certaines revues facilitent, inconsciemment ou non, la publication de
travaux financés par l'industrie pharmaceutique. Passant au peigne fin 274
études sur les vaccins grippaux, Tom Jefferson (Cochrane Vaccine Field,
Italie) a constaté que celles qui paraissaient dans les journaux considérés
comme les meilleurs n'étaient pas forcément les mieux conçues et les plus
pertinentes. Ce qui faisait la différence, c'était la nature du sponsor de
l'étude. En clair, les grosses firmes pharmaceutiques ont plus de chance de
voir les travaux qu'elles financent publiés dans les journaux de haut rang.
"Les sponsors industriels commandent un grand nombre de tirés à part des
études qui valorisent leurs produits, assurant eux-mêmes la traduction. Ils
achètent aussi des espaces publicitaires dans ces journaux. Il est temps que
ceux-ci dévoilent leurs sources de financement", note M. Jefferson.
La Fondation européenne pour la science (ESF) exprime un souci assez voisin
dans des recommandations rendues publiques le 12 mars : elle estime que les
essais cliniques guidés par la curiosité des chercheurs académiques plutôt
que par les intérêts industriels peuvent être d'un plus grand bénéfice pour
les patients.
Suspectée d'instrumentalisation, l'édition médicale est parfois aussi
critiquée pour ce qu'elle ne publie pas. Une étude mise en ligne, le 17
février, par la revue PLoS Medicine montre que les études cliniques
françaises de phase 1 - destinées à évaluer la toxicité d'un candidat
médicament - ont une probabilité très faible d'être publiées dans des revues
scientifiques : 17 %, contre 43 % pour les études de phase 2 à 4, plus
proches de la commercialisation. Or, même s'ils se sont révélés négatifs,
les résultats de phase 1 ne sont pas négligeables : on peut en tirer des
enseignements sur les molécules testées, et éviter à d'autres de s'engager
sur de fausses pistes.
Ces études, dans le contexte de l'affaire Reuben, doivent-elles mener à de
nouveaux codes de conduite des scientifiques et des éditeurs ? Les
optimistes diront que les tricheurs finissent toujours par se trahir. Les
autres plaideront pour une meilleure transparence sur les liens financiers
entre les différents acteurs. Mais dans un contexte plus général de crise
économique, la plupart conviendront qu'une vigilance accrue est sans doute
de mise.
Hervé Morin
Article paru dans l'édition du 21.03.09.
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Jean-Claude Ameisen, président du comité d'éthique de l'Institut national de
la santé et de la recherche médicale (Inserm)
"Valoriser l'intégrité et pas seulement la compétition"
LE MONDE | 20.03.09 | 16h06
Jean-Claude Ameisen, vous êtes président du comité d'éthique de l'Institut
national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Quel regard
portez-vous sur les affaires de fraude scientifique comme celle de Scott
Reuben ?
http://www.lemonde.fr/planete/article/2009/03/20/jean-claude-ameisen-valoris
er-l-integrite-et-pas-seulement-la-competition_1170579_3244.html#ens_id=1170
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Il y a deux façons de voir les fraudes. On peut les considérer avant tout
comme des infractions, auxquelles il faut opposer un système de type
policier, embryonnaire ou inexistant en France. Mais, pour important que
cela soit, rétablir la vérité a posteriori ne règle qu'une partie du
problème. La crise économique n'est pas due à la fraude de Bernard Madoff,
mais aux subprimes.
De même pour la science : l'éviction des fraudeurs ne suffit pas à rendre la
science pure. On peut, d'un autre côté, chercher à comprendre pourquoi un
chercheur se livre à de telles dérives et à prendre autant de liberté avec
l'intégrité scientifique. Car ces pratiques ne constituent pas simplement
des tricheries, comme le dopage en sport. Elles vont à l'encontre même de
valeurs de la recherche comme diffusion de connaissances nouvelles. Elles
sont scandaleuses dans le domaine biomédical lorsqu'elles ont, comme dans le
cas de M. Reuben, un impact sur la santé de la population.
Ces affaires n'incitent-elles pas à regarder d'un oeil plus critique les
publications et les revues scientifiques ?
Dans une recherche, il y a production de données primaires. La publication
est une reconstruction par le chercheur de ce qui lui paraît le plus
intéressant ou le plus représentatif. Or, les données primaires sont
conservées, pas afin d'être disponibles pour les autres chercheurs, mais
pour le cas où il y aurait des soupçons. Elles devraient être accessibles,
de manière différée, afin que d'autres interprétations soient possibles, ce
qui favoriserait l'intégrité.
Les revues font évaluer les articles soumis à publication par d'autres
chercheurs dont l'identité est tenue secrète. C'est souhaitable pour éviter
les pressions avant publication, mais cela nuit à la transparence quand le
secret est maintenu a posteriori sur l'identité de ceux qui ont donné le feu
vert à la publication.
La société doit questionner les résultats non encore reproduits par d'autres
chercheurs et non partagés avec la communauté scientifique.
Concrètement, comment lutter contre les dérives et les fraudes ?
En s'inspirant de ce qui a récemment été mis en place pour les essais
thérapeutiques : l'essai doit être préalablement déclaré, pour éviter qu'il
soit passé sous silence en raison de mauvais résultats, et une instance
indépendante des organisateurs de l'essai évalue et interprète les données.
Les Danois ont un système où, comme aux Etats-Unis, il y a enquête en cas de
suspicion de fraude, mais aussi où la question de l'intégrité scientifique
est traitée dans l'enseignement et la formation continue. Nous devons
valoriser la qualité et l'intégrité scientifiques et pas seulement la
compétition pour être le premier à obtenir un résultat.
Propos recueillis par Paul Benkimoun
Article paru dans l'édition du 21.03.09.